Valéry Giscard d’Estaing et la création du système monétaire européen
L’action d’un homme d’État au service de la France et de l’Europe
Si l’engagement européen de Valéry Giscard d’Estaing revêt un caractère global, il s’incarne dans un premier temps à travers ses responsabilités de secrétaire d’État puis ministre des Finances entre janvier 1959 et janvier 1966 sous la présidence du général de Gaulle, puis entre juin 1969 et avril 1974 sous celle de Georges Pompidou. Le champ économique et monétaire restera un domaine important de l’action de Giscard comme président de la République entre 1974 et 1981, et la création du système monétaire européen (SME) l’un de ses apports majeurs à la construction européenne.
Giscard fut l’un des acteurs clé des réformes engagées par de Gaulle à partir de 1959, dont l’un des objectifs était de donner à la France les moyens de faire face à ses engagements vis-à-vis du marché commun naissant. Par la suite, la mise sous contrôle de l’inflation et la tenue de la monnaie restèrent des impératifs du processus d’intégration européenne même aux prix de mesures impopulaires, à l’image du plan de stabilisation élaboré par Giscard et ses collaborateurs en 1963.
La monnaie : une affaire devenue européenne et franco-allemande
La question de la coordination des politiques économiques se trouva placée au cœur des débats lors de la première tentative d’Union économique et monétaire (UEM) lancée au début de la présidence Pompidou à travers le plan Werner, dont Giscard fut l’un des principaux artisans. Jusqu’où aller dans la convergence, alors que les structures économique et sociale d’une France marquée par 1968 étaient encore en pleine mutation, tandis que l’économie allemande affirmait son leadership en Europe ? La crise du dollar en 1971 et l’avènement des changes flottants en 1973 eurent raison de cette première tentative.
Le serpent monétaire européen mis en place au printemps 1972 afin de préserver un espace de stabilité monétaire en Europe fut victime des tensions sur les marchés des changes et des effets dévastateurs du premier choc pétrolier. Les attaques contre le franc s’amplifiant, Giscard décida, en accord avec Pompidou mais à son grand regret, de ne plus en soutenir le cours ni d’assurer son maintien au sein du serpent.
À la recherche d’un nouvel équilibre
Giscard n’a toutefois pas abandonné ses ambitions pour la France et l’Europe. Élu président de la République en 1974, il veut donner une dimension globale à son action, et son entreprise de modernisation de la France ne se comprend que replacée dans son cadre européen. Cette action revêt une dimension politique avec l’élection du Parlement européen au suffrage universel (1979) et la création dès la fin de l’année 1974 du Conseil européen dont le rôle fut de donner une impulsion politique nouvelle à la Communauté. C’est à travers cette nouvelle enceinte que la création du système monétaire européen fut décidée.
Jouer les premiers rôles en Europe était un objectif incompatible avec le retrait du franc du serpent et l’évolution de ce dernier comme une petite zone mark. L’économie allemande est celle d’un pays industriel fortement exportateur, dont les élites politiques et l’opinion sont attachées au maintien de la valeur de leur monnaie garantie par l’indépendance de la Bundesbank.
“Le pays qui avait le plus
à apporter ou à sacrifier
était l’Allemagne.”
Dans un contexte de faiblesse du dollar, le mark est devenu une monnaie refuge dont le cours est régulièrement propulsé vers le haut. Le mark joue donc de fait le rôle de pivot au sein du serpent, au point que les banques centrales des pays qui en font encore partie après 1974 tendent à ajuster leur politique monétaire sur celle de la Bundesbank. Un éventuel retour de la France et de pays à monnaie faible comme l’Italie impliquerait des politiques budgétaires restrictives et des taux d’intérêts élevés, soit des contraintes supérieures à celles acceptées par l’Allemagne au nom de la solidarité monétaire européenne. Rompre cette asymétrie afin de permettre le retour du franc au sein du serpent est l’objectif essentiel des tentatives de réforme conduites à l’initiative de Giscard à partir de 1974.
La réforme du serpent puis la création du SME mettent en jeu la relation franco-allemande. La connivence qui règne entre Giscard et le chancelier Schmidt facilite les choses mais ne suffit pas à régler l’ensemble des questions. Sur les plans politique et institutionnel, Schmidt n’a pas les mains libres. Il doit tenir compte des exigences de son partenaire politique, le FDP – parti libéral démocrate –, en termes de politique économique, et plus encore de la résistance de la Bundesbank soutenue par l’opinion publique à toute tentative semblant mettre en péril la tenue du mark. De fait, comme Giscard le dit lui-même quelques années plus tard, « le pays qui avait le plus à apporter ou à sacrifier dans cette affaire, c’était l’Allemagne ».
Une première réforme décevante
Le gouvernement français travailla donc dès l’été 1974 à élaborer un projet de réforme du serpent permettant à la France de le rejoindre : pour l’essentiel, atténuer l’asymétrie de son fonctionnement et pouvoir accueillir les devises les plus faibles comme la lire ou le sterling afin de diluer le poids du mark. L’essentiel du plan Fourcade, ministre des Finances du gouvernement Chirac, est préparé par les équipes du Trésor. Il prévoit notamment une solidarité plus ample et mieux répartie entre banques centrales pour soutenir les monnaies les plus faibles, l’utilisation de l’Unité de compte européenne, née en 1975, comme instrument de règlement entre banques centrales, objectifs que l’on retrouvera au sein du système monétaire européen.
Les discussions conduites avec les partenaires de la France se révèlent cependant décevantes du fait de l’attitude des Allemands et des Néerlandais, mais aussi du faible intérêt des Britanniques et des Italiens, peu soucieux de se lier les mains en matière de politique économique. Dès lors, la réforme du serpent du printemps 1975 est d’une ampleur très inférieure aux attentes françaises. Toutefois, le plan de refroidissement économique mis en œuvre dans la foulée de l’élection présidentielle semblant donner des résultats quant à la tenue de la monnaie, on décide du retour du franc au sein du serpent le 10 juillet 1975.
La France quitte le serpent à nouveau
Ce retour fait long feu. La relance de l’économie impulsée à l’initiative du Premier ministre Jacques Chirac en septembre 1975 affaiblit une fois encore le franc, qui doit à nouveau quitter le serpent à la mi-mars. Avec pour conséquence le départ de Jacques Chirac et la nomination de Raymond Barre, ancien vice-président de la Commission européenne, comme Premier ministre et ministre des Finances.
La restauration des grands équilibres, la lutte contre l’inflation et la bonne tenue de la monnaie sont les priorités de la politique de Raymond Barre. Ce changement d’orientation doit permettre de donner au Président la crédibilité nécessaire au retour du franc au sein d’un serpent rénové. Barre est également persuadé qu’un franc fort inséré dans un ensemble monétaire européen rénové contribuera à la consolidation de l’économie.
L’enjeu comporte des risques politiques, mais la victoire de la majorité présidentielle aux élections législatives de mars 1978 donne au Président le temps et la crédibilité nécessaires en vue d’une action forte en Europe. Cependant, la démarche ne put être valablement engagée que parce que les objectifs de Giscard rejoignaient le souhait d’Helmut Schmidt de promouvoir une cohésion européenne renforcée face à l’Amérique du président Carter, dont il déplorait la faiblesse aux plans politique et économique avec des dommages potentiellement importants pour la RFA.
Négocier un nouveau système
Les premiers jalons de cette relance sont posés lors du Conseil européen de Copenhague les 7 et 8 avril 1978. Giscard et Schmidt se sont mis d’accord sur les grandes lignes d’une initiative commune à l’occasion de leur rencontre à Rambouillet le 2 avril. À Copenhague, Giscard ouvre la discussion en prenant position en faveur d’un nouveau système de change qui se substituerait au serpent. Un tel système rénové signifiait dans son esprit un mode de fonctionnement moins asymétrique permettant, outre celui du franc, le retour de devises aussi importantes que la lire et le sterling dans le dispositif.
Schmidt rencontre les objectifs de Giscard en esquissant les contours d’un système rénové organisé autour de l’Unité de compte européenne, la mise en commun partielle des réserves de change et l’entrée progressive des monnaies les plus faibles dans le nouveau système. Avec en perspective la création d’une monnaie européenne que l’Unité de compte préfigurerait. Sort du conseil de Copenhague une perspective politique forte dont le Président et le Chancelier prennent les rênes.
« Un système monétaire rénové signifiait
dans l’esprit de Giscard un mode de fonctionnement
moins asymétrique. »
Reste à poser les bases du nouveau système : objectif complexe où enjeux techniques et politiques se trouvent intimement mêlés. Dans l’immédiat, il s’agit de permettre au Conseil européen de Bruxelles, les 6 et 7 juillet 1978, de prendre position sur un projet suffisamment élaboré. La tâche est confiée à un groupe de représentants personnels du chancelier Schmidt, du Premier ministre britannique Callaghan et de Giscard. La procédure se veut discrète afin d’éviter d’éventuels mouvements spéculatifs sur les marchés et de contourner, pour un temps, les organes d’expertise normalement en charge : la prise en main du sujet se veut politique.
Le document servant de base aux discussions du Conseil européen de Brême est pour l’essentiel d’inspiration franco-allemande, les Britanniques se tenant rapidement en retrait. Il est le résultat d’une dernière réunion tenue à Hambourg à la fin juin entre Giscard, Schmidt et leurs collaborateurs directs, Horst Schulmann et Bernard Clappier, gouverneur de la Banque de France. Le document parle pour la première fois semble-t-il de système monétaire européen (SME). Le projet se veut aussi exigeant en termes économiques que l’était le serpent et place l’European currency unit (ECU) au cœur du système à construire. À Brême, si la philosophie générale du projet rédigé par Schulmann et Clappier est adoptée, s’expriment des réserves quant à la participation effective des Britanniques et des Italiens, eu égard à la situation de leurs économies.
Une mise au point laborieuse
Les discussions qui se poursuivirent jusqu’au conseil de Bruxelles des 6 et 7 décembre abordèrent la dimension technique du sujet. Elles montrèrent les limites de l’accord franco-allemand quant au mode de fonctionnement du futur système monétaire européen. Le projet français, à travers la création de l’Ecu comme point d’ancrage du système afin de réduire le rôle du mark, et d’un Fonds européen de réserve auquel les banques centrales apporteraient 20 % de leurs réserves de change, était configuré de sorte à réduire les asymétries de l’ancien serpent.
La référence à l’Ecu et non plus au mark devait avoir pour conséquence des interventions mieux partagées lors des interventions de soutien entre pays à monnaies faible et forte. Mais pour la Bundesbank, un tel dispositif aurait pour effet de faire porter sur cette dernière la plus grosse part de l’effort se traduisant par d’importantes créations de marks avec leurs conséquences en termes d’inflation.
“Des enjeux techniques
et politiques intimement mêlés.”
Sur la pression de la Bundesbank, le gouvernement allemand fit prévaloir, indépendamment de la création de l’Ecu, le maintien d’interventions fondées sur une grille de parités obligeant les banques centrales des pays à monnaie faible à en défendre le cours bilatéral de leur devise vis-à-vis du mark comme dans le cadre du serpent. La France obtint cependant la mise en place de dispositifs de soutien beaucoup plus amples que par le passé. Et surtout, les changements de parité au sein du SME devraient être décidés d’un commun accord et non plus de façon unilatérale, ouvrant la voie à un débat quasi permanent sur les politiques économiques de chacun au sein du Conseil.
L’accord final mettant en place le SME est ainsi définitivement mis au point lors du Conseil européen de Bruxelles des 5 et 6 décembre 1978. Il n’est provisoirement conclu qu’à six, l’Italie et l’Irlande ralliant le groupe des participants au SME au début de 1979, élargissant le périmètre de ce nouvel espace monétaire régional conformément aux vœux français. Le SME est définitivement mis en œuvre le 13 mars 1979.
Perspectives
Au centre du nouveau dispositif se trouve l’Ecu, panier de monnaies pondéré par la part de chacun de ses membres dans le PIB et le commerce intracommunautaire. La valeur de chaque devise est définie par son cours pivot par rapport à l’Ecu, dont elle ne peut s’écarter de plus ou moins 2,25 %. Le soutien sur les marchés mobilise les 20 % des réserves de chacun mises à la disposition du Fecom, Fonds européen de coopération monétaire. Au terme de deux ans, le Fecom se transformerait en un Fonds monétaire européen et l’Ecu en une véritable devise, ouvrant la voie à une véritable Union monétaire. Ce passage à la phase institutionnelle n’eut pas lieu, reportant une fois de plus cette perspective.
Malgré ces limites et les tensions fortes qui affectèrent les marchés, le SME a franchi les difficultés du début des années 1980 sans rupture majeure. En 1989, le comité Delors pose enfin les bases politiques et institutionnelles de l’union économique et monétaire en s’appuyant sur l’œuvre réalisée depuis 1979. Le système monétaire européen, voulu et porté politiquement par Valéry Giscard d’Estaing, marque donc une étape essentielle dans la construction de l’Europe monétaire et plus largement encore dans la dynamique de l’intégration européenne. En France, les options portées par Giscard ont converti le pays à la nécessaire convergence des politiques économiques en Europe, condition d’une Union monétaire effective, même si ce fut au prix de débats sur les modalités de sa mise en œuvre jusqu’à nos jours.
On pourra approfondir les données présentées ci-dessus par Amaury de Saint-Périer, La France, l’Allemagne et l’Europe monétaire de 1974 à 1981. Presse de Sciences Po, Paris, 357 p. et par Emmanuel Mourlon-Druol, A Europe made of Money, Cornell U.P., London, 2012, 359 p.