Le chancelier fédéral Helmut Schmidt et le président français Valéry Giscard d’Estaing au 30e sommet franco-allemand, les 16 et 17 juin 1977 à Bonn.

Valéry Giscard d’Estaing et la création du système monétaire européen
L’action d’un homme d’État au service de la France et de l’Europe

Dossier : Valéry Giscard d'EstaingMagazine N°761 Janvier 2021
Par Éric BUSSIÈRE

Si l’engagement euro­péen de Valé­ry Gis­card d’Estaing revêt un carac­tère glo­bal, il s’incarne dans un pre­mier temps à tra­vers ses res­pon­sa­bi­li­tés de secré­taire d’État puis ministre des Finances entre jan­vier 1959 et jan­vier 1966 sous la pré­si­dence du géné­ral de Gaulle, puis entre juin 1969 et avril 1974 sous celle de Georges Pom­pi­dou. Le champ éco­no­mique et moné­taire res­te­ra un domaine impor­tant de l’ac­tion de Gis­card comme pré­sident de la Répu­blique entre 1974 et 1981, et la créa­tion du sys­tème moné­taire euro­péen (SME) l’un de ses apports majeurs à la construc­tion européenne.

Gis­card fut l’un des acteurs clé des réformes enga­gées par de Gaulle à par­tir de 1959, dont l’un des objec­tifs était de don­ner à la France les moyens de faire face à ses enga­ge­ments vis-à-vis du mar­ché com­mun nais­sant. Par la suite, la mise sous contrôle de l’inflation et la tenue de la mon­naie res­tèrent des impé­ra­tifs du pro­ces­sus d’intégration euro­péenne même aux prix de mesures impo­pu­laires, à l’image du plan de sta­bi­li­sa­tion éla­bo­ré par Gis­card et ses col­la­bo­ra­teurs en 1963.

La monnaie : une affaire devenue européenne et franco-allemande

La ques­tion de la coor­di­na­tion des poli­tiques éco­no­miques se trou­va pla­cée au cœur des débats lors de la pre­mière ten­ta­tive d’Union éco­no­mique et moné­taire (UEM) lan­cée au début de la pré­si­dence Pom­pi­dou à tra­vers le plan Wer­ner, dont Gis­card fut l’un des prin­ci­paux arti­sans. Jusqu’où aller dans la conver­gence, alors que les struc­tures éco­no­mique et sociale d’une France mar­quée par 1968 étaient encore en pleine muta­tion, tan­dis que l’économie alle­mande affir­mait son lea­der­ship en Europe ? La crise du dol­lar en 1971 et l’avènement des changes flot­tants en 1973 eurent rai­son de cette pre­mière tentative.

Le ser­pent moné­taire euro­péen mis en place au prin­temps 1972 afin de pré­ser­ver un espace de sta­bi­li­té moné­taire en Europe fut vic­time des ten­sions sur les mar­chés des changes et des effets dévas­ta­teurs du pre­mier choc pétro­lier. Les attaques contre le franc s’amplifiant, Gis­card déci­da, en accord avec Pom­pi­dou mais à son grand regret, de ne plus en sou­te­nir le cours ni d’assurer son main­tien au sein du serpent.

À la recherche d’un nouvel équilibre

Gis­card n’a tou­te­fois pas aban­don­né ses ambi­tions pour la France et l’Europe. Élu pré­sident de la Répu­blique en 1974, il veut don­ner une dimen­sion glo­bale à son action, et son entre­prise de moder­ni­sa­tion de la France ne se com­prend que repla­cée dans son cadre euro­péen. Cette action revêt une dimen­sion poli­tique avec l’élection du Par­le­ment euro­péen au suf­frage uni­ver­sel (1979) et la créa­tion dès la fin de l’année 1974 du Conseil euro­péen dont le rôle fut de don­ner une impul­sion poli­tique nou­velle à la Com­mu­nau­té. C’est à tra­vers cette nou­velle enceinte que la créa­tion du sys­tème moné­taire euro­péen fut décidée.

Jouer les pre­miers rôles en Europe était un objec­tif incom­pa­tible avec le retrait du franc du ser­pent et l’évolution de ce der­nier comme une petite zone mark. L’économie alle­mande est celle d’un pays indus­triel for­te­ment expor­ta­teur, dont les élites poli­tiques et l’opinion sont atta­chées au main­tien de la valeur de leur mon­naie garan­tie par l’indépendance de la Bundesbank.

“Le pays qui avait le plus
à apporter ou à sacrifier
était l’Allemagne.

Dans un contexte de fai­blesse du dol­lar, le mark est deve­nu une mon­naie refuge dont le cours est régu­liè­re­ment pro­pul­sé vers le haut. Le mark joue donc de fait le rôle de pivot au sein du ser­pent, au point que les banques cen­trales des pays qui en font encore par­tie après 1974 tendent à ajus­ter leur poli­tique moné­taire sur celle de la Bun­des­bank. Un éven­tuel retour de la France et de pays à mon­naie faible comme l’Italie impli­que­rait des poli­tiques bud­gé­taires res­tric­tives et des taux d’intérêts éle­vés, soit des contraintes supé­rieures à celles accep­tées par l’Allemagne au nom de la soli­da­ri­té moné­taire euro­péenne. Rompre cette asy­mé­trie afin de per­mettre le retour du franc au sein du ser­pent est l’objectif essen­tiel des ten­ta­tives de réforme conduites à l’initiative de Gis­card à par­tir de 1974.

La réforme du ser­pent puis la créa­tion du SME mettent en jeu la rela­tion fran­co-alle­mande. La conni­vence qui règne entre Gis­card et le chan­ce­lier Schmidt faci­lite les choses mais ne suf­fit pas à régler l’ensemble des ques­tions. Sur les plans poli­tique et ins­ti­tu­tion­nel, Schmidt n’a pas les mains libres. Il doit tenir compte des exi­gences de son par­te­naire poli­tique, le FDP – par­ti libé­ral démo­crate –, en termes de poli­tique éco­no­mique, et plus encore de la résis­tance de la Bun­des­bank sou­te­nue par l’opinion publique à toute ten­ta­tive sem­blant mettre en péril la tenue du mark. De fait, comme Gis­card le dit lui-même quelques années plus tard, « le pays qui avait le plus à appor­ter ou à sacri­fier dans cette affaire, c’était l’Allemagne ».

Une première réforme décevante

Le gou­ver­ne­ment fran­çais tra­vailla donc dès l’été 1974 à éla­bo­rer un pro­jet de réforme du ser­pent per­met­tant à la France de le rejoindre : pour l’essentiel, atté­nuer l’asymétrie de son fonc­tion­ne­ment et pou­voir accueillir les devises les plus faibles comme la lire ou le ster­ling afin de diluer le poids du mark. L’essentiel du plan Four­cade, ministre des Finances du gou­ver­ne­ment Chi­rac, est pré­pa­ré par les équipes du Tré­sor. Il pré­voit notam­ment une soli­da­ri­té plus ample et mieux répar­tie entre banques cen­trales pour sou­te­nir les mon­naies les plus faibles, l’utilisation de l’Unité de compte euro­péenne, née en 1975, comme ins­tru­ment de règle­ment entre banques cen­trales, objec­tifs que l’on retrou­ve­ra au sein du sys­tème moné­taire européen.

Les dis­cus­sions conduites avec les par­te­naires de la France se révèlent cepen­dant déce­vantes du fait de l’attitude des Alle­mands et des Néer­lan­dais, mais aus­si du faible inté­rêt des Bri­tan­niques et des Ita­liens, peu sou­cieux de se lier les mains en matière de poli­tique éco­no­mique. Dès lors, la réforme du ser­pent du prin­temps 1975 est d’une ampleur très infé­rieure aux attentes fran­çaises. Tou­te­fois, le plan de refroi­dis­se­ment éco­no­mique mis en œuvre dans la fou­lée de l’élection pré­si­den­tielle sem­blant don­ner des résul­tats quant à la tenue de la mon­naie, on décide du retour du franc au sein du ser­pent le 10 juillet 1975.

La France quitte le serpent à nouveau

Ce retour fait long feu. La relance de l’économie impul­sée à l’initiative du Pre­mier ministre Jacques Chi­rac en sep­tembre 1975 affai­blit une fois encore le franc, qui doit à nou­veau quit­ter le ser­pent à la mi-mars. Avec pour consé­quence le départ de Jacques Chi­rac et la nomi­na­tion de Ray­mond Barre, ancien vice-pré­sident de la Com­mis­sion euro­péenne, comme Pre­mier ministre et ministre des Finances.

La res­tau­ra­tion des grands équi­libres, la lutte contre l’inflation et la bonne tenue de la mon­naie sont les prio­ri­tés de la poli­tique de Ray­mond Barre. Ce chan­ge­ment d’orientation doit per­mettre de don­ner au Pré­sident la cré­di­bi­li­té néces­saire au retour du franc au sein d’un ser­pent réno­vé. Barre est éga­le­ment per­sua­dé qu’un franc fort insé­ré dans un ensemble moné­taire euro­péen réno­vé contri­bue­ra à la conso­li­da­tion de l’économie.

L’enjeu com­porte des risques poli­tiques, mais la vic­toire de la majo­ri­té pré­si­den­tielle aux élec­tions légis­la­tives de mars 1978 donne au Pré­sident le temps et la cré­di­bi­li­té néces­saires en vue d’une action forte en Europe. Cepen­dant, la démarche ne put être vala­ble­ment enga­gée que parce que les objec­tifs de Gis­card rejoi­gnaient le sou­hait d’Helmut Schmidt de pro­mou­voir une cohé­sion euro­péenne ren­for­cée face à l’Amérique du pré­sident Car­ter, dont il déplo­rait la fai­blesse aux plans poli­tique et éco­no­mique avec des dom­mages poten­tiel­le­ment impor­tants pour la RFA.

Négocier un nouveau système

Les pre­miers jalons de cette relance sont posés lors du Conseil euro­péen de Copen­hague les 7 et 8 avril 1978. Gis­card et Schmidt se sont mis d’accord sur les grandes lignes d’une ini­tia­tive com­mune à l’occasion de leur ren­contre à Ram­bouillet le 2 avril. À Copen­hague, Gis­card ouvre la dis­cus­sion en pre­nant posi­tion en faveur d’un nou­veau sys­tème de change qui se sub­sti­tue­rait au ser­pent. Un tel sys­tème réno­vé signi­fiait dans son esprit un mode de fonc­tion­ne­ment moins asy­mé­trique per­met­tant, outre celui du franc, le retour de devises aus­si impor­tantes que la lire et le ster­ling dans le dispositif.

Schmidt ren­contre les objec­tifs de Gis­card en esquis­sant les contours d’un sys­tème réno­vé orga­ni­sé autour de l’Unité de compte euro­péenne, la mise en com­mun par­tielle des réserves de change et l’entrée pro­gres­sive des mon­naies les plus faibles dans le nou­veau sys­tème. Avec en pers­pec­tive la créa­tion d’une mon­naie euro­péenne que l’Unité de compte pré­fi­gu­re­rait. Sort du conseil de Copen­hague une pers­pec­tive poli­tique forte dont le Pré­sident et le Chan­ce­lier prennent les rênes.

« Un système monétaire rénové signifiait
dans l’esprit de Giscard un mode de fonctionnement
moins asymétrique. »

Reste à poser les bases du nou­veau sys­tème : objec­tif com­plexe où enjeux tech­niques et poli­tiques se trouvent inti­me­ment mêlés. Dans l’immédiat, il s’agit de per­mettre au Conseil euro­péen de Bruxelles, les 6 et 7 juillet 1978, de prendre posi­tion sur un pro­jet suf­fi­sam­ment éla­bo­ré. La tâche est confiée à un groupe de repré­sen­tants per­son­nels du chan­ce­lier Schmidt, du Pre­mier ministre bri­tan­nique Cal­la­ghan et de Gis­card. La pro­cé­dure se veut dis­crète afin d’éviter d’éventuels mou­ve­ments spé­cu­la­tifs sur les mar­chés et de contour­ner, pour un temps, les organes d’expertise nor­ma­le­ment en charge : la prise en main du sujet se veut politique.

Le docu­ment ser­vant de base aux dis­cus­sions du Conseil euro­péen de Brême est pour l’essentiel d’inspiration fran­co-alle­mande, les Bri­tan­niques se tenant rapi­de­ment en retrait. Il est le résul­tat d’une der­nière réunion tenue à Ham­bourg à la fin juin entre Gis­card, Schmidt et leurs col­la­bo­ra­teurs directs, Horst Schul­mann et Ber­nard Clap­pier, gou­ver­neur de la Banque de France. Le docu­ment parle pour la pre­mière fois semble-t-il de sys­tème moné­taire euro­péen (SME). Le pro­jet se veut aus­si exi­geant en termes éco­no­miques que l’était le ser­pent et place l’Euro­pean cur­ren­cy unit (ECU) au cœur du sys­tème à construire. À Brême, si la phi­lo­so­phie géné­rale du pro­jet rédi­gé par Schul­mann et Clap­pier est adop­tée, s’expriment des réserves quant à la par­ti­ci­pa­tion effec­tive des Bri­tan­niques et des Ita­liens, eu égard à la situa­tion de leurs économies.

Une mise au point laborieuse

Les dis­cus­sions qui se pour­sui­virent jusqu’au conseil de Bruxelles des 6 et 7 décembre abor­dèrent la dimen­sion tech­nique du sujet. Elles mon­trèrent les limites de l’accord fran­co-alle­mand quant au mode de fonc­tion­ne­ment du futur sys­tème moné­taire euro­péen. Le pro­jet fran­çais, à tra­vers la créa­tion de l’Ecu comme point d’ancrage du sys­tème afin de réduire le rôle du mark, et d’un Fonds euro­péen de réserve auquel les banques cen­trales appor­te­raient 20 % de leurs réserves de change, était confi­gu­ré de sorte à réduire les asy­mé­tries de l’ancien serpent.

La réfé­rence à l’Ecu et non plus au mark devait avoir pour consé­quence des inter­ven­tions mieux par­ta­gées lors des inter­ven­tions de sou­tien entre pays à mon­naies faible et forte. Mais pour la Bun­des­bank, un tel dis­po­si­tif aurait pour effet de faire por­ter sur cette der­nière la plus grosse part de l’effort se tra­dui­sant par d’importantes créa­tions de marks avec leurs consé­quences en termes d’inflation.

“Des enjeux techniques
et politiques intimement mêlés.

Sur la pres­sion de la Bun­des­bank, le gou­ver­ne­ment alle­mand fit pré­va­loir, indé­pen­dam­ment de la créa­tion de l’Ecu, le main­tien d’interventions fon­dées sur une grille de pari­tés obli­geant les banques cen­trales des pays à mon­naie faible à en défendre le cours bila­té­ral de leur devise vis-à-vis du mark comme dans le cadre du ser­pent. La France obtint cepen­dant la mise en place de dis­po­si­tifs de sou­tien beau­coup plus amples que par le pas­sé. Et sur­tout, les chan­ge­ments de pari­té au sein du SME devraient être déci­dés d’un com­mun accord et non plus de façon uni­la­té­rale, ouvrant la voie à un débat qua­si per­ma­nent sur les poli­tiques éco­no­miques de cha­cun au sein du Conseil.

L’accord final met­tant en place le SME est ain­si défi­ni­ti­ve­ment mis au point lors du Conseil euro­péen de Bruxelles des 5 et 6 décembre 1978. Il n’est pro­vi­soi­re­ment conclu qu’à six, l’Italie et l’Irlande ral­liant le groupe des par­ti­ci­pants au SME au début de 1979, élar­gis­sant le péri­mètre de ce nou­vel espace moné­taire régio­nal confor­mé­ment aux vœux fran­çais. Le SME est défi­ni­ti­ve­ment mis en œuvre le 13 mars 1979.

Conseil euro­péen de Maas­tricht le 23 mars 1981. Au pre­mier plan : Valé­ry Gis­card d’Estaing, la reine Béa­trix des Pays-Bas, le Pre­mier ministre des Pays-Bas Dries Van Agt et la prin­cesse Mar­griet des Pays-Bas, au second plan Hel­mut Schmidt et Mar­ga­ret Thatcher.

Perspectives

Au centre du nou­veau dis­po­si­tif se trouve l’Ecu, panier de mon­naies pon­dé­ré par la part de cha­cun de ses membres dans le PIB et le com­merce intra­com­mu­nau­taire. La valeur de chaque devise est défi­nie par son cours pivot par rap­port à l’Ecu, dont elle ne peut s’écarter de plus ou moins 2,25 %. Le sou­tien sur les mar­chés mobi­lise les 20 % des réserves de cha­cun mises à la dis­po­si­tion du Fecom, Fonds euro­péen de coopé­ra­tion moné­taire. Au terme de deux ans, le Fecom se trans­for­me­rait en un Fonds moné­taire euro­péen et l’Ecu en une véri­table devise, ouvrant la voie à une véri­table Union moné­taire. Ce pas­sage à la phase ins­ti­tu­tion­nelle n’eut pas lieu, repor­tant une fois de plus cette perspective.

Mal­gré ces limites et les ten­sions fortes qui affec­tèrent les mar­chés, le SME a fran­chi les dif­fi­cul­tés du début des années 1980 sans rup­ture majeure. En 1989, le comi­té Delors pose enfin les bases poli­tiques et ins­ti­tu­tion­nelles de l’union éco­no­mique et moné­taire en s’appuyant sur l’œuvre réa­li­sée depuis 1979. Le sys­tème moné­taire euro­péen, vou­lu et por­té poli­ti­que­ment par Valé­ry Gis­card d’Estaing, marque donc une étape essen­tielle dans la construc­tion de l’Europe moné­taire et plus lar­ge­ment encore dans la dyna­mique de l’intégration euro­péenne. En France, les options por­tées par Gis­card ont conver­ti le pays à la néces­saire conver­gence des poli­tiques éco­no­miques en Europe, condi­tion d’une Union moné­taire effec­tive, même si ce fut au prix de débats sur les moda­li­tés de sa mise en œuvre jusqu’à nos jours.


On pour­ra appro­fon­dir les don­nées pré­sen­tées ci-des­sus par Amau­ry de Saint-Périer, La France, l’Allemagne et l’Europe moné­taire de 1974 à 1981. Presse de Sciences Po, Paris, 357 p. et par Emma­nuel Mour­lon-Druol, A Europe made of Money, Cor­nell U.P., Lon­don, 2012, 359 p. 


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