Variations Goldberg : une énigme ?
Enregistrées pour la première fois – sauf erreur – en 1933 par Wanda Landowska sur clavecin à deux claviers (l’instrument auquel elles étaient destinées par Bach), les variations dites Variations Goldberg n’ont guère été enregistrées ensuite, jusqu’en 1980, qu’une quinzaine de fois, dont trois par Glenn Gould.
Puis apparaît le disque numérique et le nouvel enregistrement de Gould, en 1981, déclenche une avalanche d’interprétations, sur le piano, le clavecin et autres instruments à clavier, soit une soixantaine à ce jour, et ce n’est pas fini.
Chaque pianiste de renom – ou presque – se doit aujourd’hui d’enregistrer tôt ou tard cette œuvre qui, en 1740, marquait à la fois le sommet et l’achèvement du Clavier-Übung, le grand œuvre de Bach pour le clavier, et nombre de festivals de piano l’inscrivent, chaque été, à leur programme. Pourquoi ?
L’œuvre soulève plusieurs énigmes : les circonstances de sa composition, objet d’une légende peu vraisemblable (elle aurait été commandée à Bach par le comte Kaiserling pour meubler ses insomnies en la faisant jouer par le jeune et génial Johann Goldberg, et rémunérée 100 louis d’or) ; sa structure (30 variations en trois groupes de 10, précédées de l’aria et suivies, in fine, de la même aria mais pas tout à fait identique).
Et aussi cet engouement du public : qui n’a pas écouté les Variations Goldberg pour décompresser entre deux réunions difficiles ou bien comme un adjuvant à la méditation, et n’en a pas éprouvé le caractère un peu magique ?
Parmi les enregistrements tout récents, celui de la jeune pianiste italienne Beatrice Rana1 vient bouleverser l’ensemble, avec une véritable renaissance des Variations Goldberg qui relègue celui de Glenn Gould (de 1981) au rang des vieilles lunes. Tout d’abord, Beatrice Rana possède une technique transcendante (écouter ses Concertos de Prokofiev et Tchaïkovski) qui lui permet de se jouer de toutes les difficultés de cette œuvre complexe et de consacrer toute son interprétation à la qualité du toucher, avec des ornements minimaux et aussi – et surtout – avec une grande liberté d’expression.
Nous avons comparé, variation par variation, le disque de Beatrice Rana à quatre enregistrements très différents les uns des autres : de Gould, de Barenboïm, de Perahia et, in fine, celui de Wanda Landowska au clavecin. Barenboïm est quasi orchestral, Gould provocant par ses tempos excessifs, Perahia – le meilleur à ce jour – l’archétype de la sérénité.
Wanda Landowska est une icône d’un autre temps qui a eu le mérite de révéler cette œuvre mais dont le jeu ne passe plus la rampe. Beatrice Rana, elle, a choisi l’émotion, une émotion retenue et d’autant plus communicative tout en jouant avec une élégance, une finesse qui font parfois penser à Couperin. Une merveilleuse et inexplicable alchimie, qui nous laisse pantois.
Rana explique son projet dans le livret qui accompagne le disque. Les variations, tantôt sombres, tantôt lumineuses, jusqu’à l’explosion du quodlibet – la dernière variation – et son évocation de chants populaires, sont vécues comme un parcours quasi mystique d’une émotion continue, parcours qui s’achève sur cette aria reprise presque semblable à l’aria du début et que Beatrice Rana compare à la parole de l’Ecclésiaste, « Vanité des vanités… ».
On l’aura compris : dans ces variations, pour Rana, tout est joie ou douleur, à l’image de la condition humaine. C’est de Dieu qu’il est question, si vous êtes croyant, mais c’est avant tout de « chacune de nos pauvres vies », comme a dit un jour un général qui nous manque bien, en ce moment.
Courez écouter ces Variations Goldberg complètement renouvelées, un enregistrement vraiment exceptionnel. Vous approcherez du nirvana.
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1. 1 CD Warner