Friedrich Gulda, Oeuvre complète

Variations Gulda

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°772 Février 2022
Par Jean SALMONA (56)

L’œuvre d’un enfant ne manque jamais de nous pro­vo­quer, d’en appe­ler à nous, parce qu’elle est péné­trée et impré­gnée de cette assu­rance qua­si magique qui naît d’une approche directe et spon­ta­née des objets.
Hen­ry Mil­ler, Peindre c’est aimer à nouveau

Jazz, musique dite clas­sique : il existe une dif­fé­rence irré­duc­tible, qui tient au pro­ces­sus d’émission du son par l’interprète. Le pia­niste « clas­sique » lit une par­ti­tion ; son cer­veau trans­forme le signal de lec­ture en mou­ve­ments de ses doigts, à par­tir d’une matrice qu’il a inté­grée une fois pour toutes quand il a appris à déchif­frer. Il a peu de degrés de liber­té : le tem­po, le tou­cher et leurs inflexions, qu’il se fixe avant de com­men­cer à jouer, mais cer­tai­ne­ment pas les notes, qui sont don­nées et, en quelque sorte, sacrées. Quand il attaque la pre­mière note, tout est déjà joué. Le pia­niste de jazz, lui, apprend un thème – mélo­die et har­mo­nies –, l’enregistre dans son cer­veau, et il va impro­vi­ser en toute liber­té sur ce thème et ces har­mo­nies en fonc­tion de son humeur du moment, sans savoir à l’avance ce qu’il va jouer.

En géné­ral, un pia­niste « clas­sique » n’est pas capable de jouer du jazz et un pia­niste de jazz, habi­tué à la liber­té, joue mal de la musique clas­sique, dont l’exact dérou­le­ment lui est imposé.

Friedrich Gulda (1930−2000), un provocateur

Frie­drich Gul­da a fait un choix pro­pre­ment révo­lu­tion­naire : grand pia­niste clas­sique, for­mé dans la plus rigou­reuse tra­di­tion, qui lui a per­mis à la fois d’acquérir une tech­nique d’acier et une connais­sance éten­due du réper­toire de Bach à Pro­ko­fiev, il est deve­nu un grand pia­niste de jazz ; et il a trans­po­sé cette liber­té propre au jazz dans l’interprétation des œuvres clas­siques, en allant jusqu’à appor­ter des modi­fi­ca­tions aux œuvres jouées. L’édition de l’intégrale des enre­gis­tre­ments de Gul­da pour Dec­ca est à cet égard un véri­table évé­ne­ment, une petite bombe.

Pour se faire une idée de ce « ter­ro­riste » du pia­no au double visage, il faut écou­ter, par exemple, la Sonate facile de Mozart, que tout pia­niste en herbe a ânon­né. De cette pièce quelque peu naïve, Gul­da fait, par des enjo­li­vures tout à fait en situa­tion, une pièce enle­vée et brillante. À l’opposé du spectre, il joue de Cho­pin les quatre Bal­lades et les vingt-quatre Pré­ludes sans y ajou­ter une note mais en pul­vé­ri­sant la tra­di­tion, rap­pe­lant Sam­son Fran­çois par son esprit ico­no­claste et novateur.

On retrouve ce même esprit dans Schu­mann (notam­ment les Fan­ta­siestücke opus 12 et les exquises Scènes de la forêt), Debus­sy (les deux livres de Pré­ludes, la Suite ber­ga­masque, Pour le pia­no, L’Isle joyeuse, etc.), Ravel (Gas­pard de la nuit, Sona­tine, Valses nobles et sen­ti­men­tales), de Mozart quatre Concer­tos (dont le mer­veilleux n° 17) et 6 Sonates, Richard Strauss (le Bur­leske pour pia­no et orchestre et 15 Lie­der chan­tés par Hilde Gue­den), de Pro­ko­fiev la Sonate n° 7. Les cinq Concer­tos et les deux inté­grales des Sonates de Bee­tho­ven (années 50 et 60–70) montrent un sou­ci de dépous­sié­rer, une pré­ci­sion et une éner­gie qua­si ‑vol­ca­nique (écou­tez la pre­mière ver­sion de l’Appas­sio­na­ta).

À côté de ce renou­vel­le­ment d’œuvres clas­siques appa­raît le jazz­man Gul­da, qui joue seul ses propres œuvres ou impro­vise à deux pia­nos avec Chick Corea : rigueur (peu habi­tuelle dans le pia­no jazz), inven­ti­vi­té har­mo­nique, vir­tuo­si­té dia­bo­lique (écou­tez les varia­tions impro­vi­sées à deux pia­nos sur Un jour mon prince vien­dra).

Au total, un très grand pia­niste, un phé­no­mène unique, près de 50 heures de plai­sir et de sur­prises. Notons par ailleurs que le cof­fret est remar­qua­ble­ment orga­ni­sé pour faci­li­ter l’accès aux œuvres sans ‑tâton­ne­ment.

Pour conclure, écou­tons Gul­da lui-même : « La musique me donne un sen­ti­ment de sécu­ri­té, comme une mère, une sen­sa­tion de fia­bi­li­té, une pré­sence constante, elle est un peu comme une épouse par­faite. Et à côté de ça, de par sa fraî­cheur si sti­mu­lante, son côté fan­tasque, son impré­vi­si­bi­li­té, son mer­veilleux aban­don, elle me fait l’effet d’une maî­tresse idéale, une femme dont chaque homme rêve et qui, en réa­li­té, n’existe pas. Quand on est marié à la musique, c’est pour la vie. »


1 cof­fret de 41 CD + 1 Blu-ray DECCA

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