Variations Gulda
L’œuvre d’un enfant ne manque jamais de nous provoquer, d’en appeler à nous, parce qu’elle est pénétrée et imprégnée de cette assurance quasi magique qui naît d’une approche directe et spontanée des objets.
Henry Miller, Peindre c’est aimer à nouveau
Jazz, musique dite classique : il existe une différence irréductible, qui tient au processus d’émission du son par l’interprète. Le pianiste « classique » lit une partition ; son cerveau transforme le signal de lecture en mouvements de ses doigts, à partir d’une matrice qu’il a intégrée une fois pour toutes quand il a appris à déchiffrer. Il a peu de degrés de liberté : le tempo, le toucher et leurs inflexions, qu’il se fixe avant de commencer à jouer, mais certainement pas les notes, qui sont données et, en quelque sorte, sacrées. Quand il attaque la première note, tout est déjà joué. Le pianiste de jazz, lui, apprend un thème – mélodie et harmonies –, l’enregistre dans son cerveau, et il va improviser en toute liberté sur ce thème et ces harmonies en fonction de son humeur du moment, sans savoir à l’avance ce qu’il va jouer.
En général, un pianiste « classique » n’est pas capable de jouer du jazz et un pianiste de jazz, habitué à la liberté, joue mal de la musique classique, dont l’exact déroulement lui est imposé.
Friedrich Gulda (1930−2000), un provocateur
Friedrich Gulda a fait un choix proprement révolutionnaire : grand pianiste classique, formé dans la plus rigoureuse tradition, qui lui a permis à la fois d’acquérir une technique d’acier et une connaissance étendue du répertoire de Bach à Prokofiev, il est devenu un grand pianiste de jazz ; et il a transposé cette liberté propre au jazz dans l’interprétation des œuvres classiques, en allant jusqu’à apporter des modifications aux œuvres jouées. L’édition de l’intégrale des enregistrements de Gulda pour Decca est à cet égard un véritable événement, une petite bombe.
Pour se faire une idée de ce « terroriste » du piano au double visage, il faut écouter, par exemple, la Sonate facile de Mozart, que tout pianiste en herbe a ânonné. De cette pièce quelque peu naïve, Gulda fait, par des enjolivures tout à fait en situation, une pièce enlevée et brillante. À l’opposé du spectre, il joue de Chopin les quatre Ballades et les vingt-quatre Préludes sans y ajouter une note mais en pulvérisant la tradition, rappelant Samson François par son esprit iconoclaste et novateur.
On retrouve ce même esprit dans Schumann (notamment les Fantasiestücke opus 12 et les exquises Scènes de la forêt), Debussy (les deux livres de Préludes, la Suite bergamasque, Pour le piano, L’Isle joyeuse, etc.), Ravel (Gaspard de la nuit, Sonatine, Valses nobles et sentimentales), de Mozart quatre Concertos (dont le merveilleux n° 17) et 6 Sonates, Richard Strauss (le Burleske pour piano et orchestre et 15 Lieder chantés par Hilde Gueden), de Prokofiev la Sonate n° 7. Les cinq Concertos et les deux intégrales des Sonates de Beethoven (années 50 et 60–70) montrent un souci de dépoussiérer, une précision et une énergie quasi ‑volcanique (écoutez la première version de l’Appassionata).
À côté de ce renouvellement d’œuvres classiques apparaît le jazzman Gulda, qui joue seul ses propres œuvres ou improvise à deux pianos avec Chick Corea : rigueur (peu habituelle dans le piano jazz), inventivité harmonique, virtuosité diabolique (écoutez les variations improvisées à deux pianos sur Un jour mon prince viendra).
Au total, un très grand pianiste, un phénomène unique, près de 50 heures de plaisir et de surprises. Notons par ailleurs que le coffret est remarquablement organisé pour faciliter l’accès aux œuvres sans ‑tâtonnement.
Pour conclure, écoutons Gulda lui-même : « La musique me donne un sentiment de sécurité, comme une mère, une sensation de fiabilité, une présence constante, elle est un peu comme une épouse parfaite. Et à côté de ça, de par sa fraîcheur si stimulante, son côté fantasque, son imprévisibilité, son merveilleux abandon, elle me fait l’effet d’une maîtresse idéale, une femme dont chaque homme rêve et qui, en réalité, n’existe pas. Quand on est marié à la musique, c’est pour la vie. »
1 coffret de 41 CD + 1 Blu-ray DECCA