Véhicule autonome : le grand remplacement ?
On parlait beaucoup des véhicules autonomes (VA), des robotaxis, on commençait à imaginer à quel point ils pourraient changer la mobilité voire les villes. Puis est venue la désillusion, alimentée par quelques industriels et médias. Alors qu’en est-il exactement ?
Les véhicules autonomes roulent. Waymo (filiale de Google) opère plusieurs centaines de minivans en mode autonome dans la banlieue de Phoenix en Arizona : certains roulent sans chauffeur de sécurité donc au niveau 4 strict. Leur ODD : une zone de 16 x 16 km environ où habitent quelques centaines de milliers d’habitants, une vitesse maximale de 72 km/h, la limite réglementaire, et cela par tous les temps sauf pluie diluvienne ou tempête de sable. Ils ont parcouru, au total, plus de 100 000 km en 2019–2020, ce qui est limité, comparé aux 6 millions de kilomètres parcourus par les autres voitures de Waymo qui continuent d’« apprendre » la conduite dans Phoenix tout en transportant des clients, mais avec des chauffeurs de sécurité. En Californie, Waymo et cinq autres entreprises ont obtenu l’autorisation de rouler et roulent sans chauffeur de sécurité, depuis l’été 2019 pour Waymo, sur un terrain plus complexe que la banlieue de Phoenix.
Les technologies mobilisées
Tout cela n’est possible que parce que les capteurs, caméras, radars et lidars, ont fait et continuent de faire d’immenses progrès en performance, compacité et coût. Car, pour l’instant, il en faut beaucoup pour remplacer les deux yeux des humains : ainsi la 5e génération de Waymo – sans doute surspécifiée car Waymo approche manifestement la solution par le haut – comporte 27 caméras, 5 lidars et 6 radars. Ces capteurs intègrent peu à peu une capacité à identifier les différents acteurs de la rue ainsi que feux, bandes et panneaux de signalisation, mais aussi obstacles divers, ballons, papiers emportés par le vent, travaux impromptus, etc. La géolocalisation, complétée par des capteurs inertiels, des capteurs de roues, des triangulations en continu avec des amers préidentifiés et, bien sûr, des cartes haute définition, permet un positionnement à quelques centimètres près. Mais le plus difficile vient ensuite : il faut fusionner les données multiples et dynamiques de ces capteurs qui ne voient pas tous la même chose et faire des prédictions probabilisées du mouvement de ces acteurs ou objets mobiles de la rue. Dans cette prévision, il faut naturellement intégrer des comportements humains, eux aussi probabilisés : comment pourraient réagir ces piétons, joggers, cyclistes, motocyclistes, policiers, pompiers et, surtout, ces conducteurs des autres voitures détectées en cet instant. Enfin, le système va construire ainsi une scène de conduite. Waymo déclarait en avoir plus de 20 000 il y a quelques années.
Repères
La Société internationale des ingénieurs de l’automobile a donné une définition claire des différents niveaux d’automation. Les VA d’aujourd’hui, et pour longtemps encore, sont de niveau 4 : sur une zone et des conditions données, donc pour un domaine opérationnel limité (Operational Design Domain, ODD) le véhicule peut rouler sans chauffeur, ce qui suppose bien sûr un très haut niveau de certitude qu’il conduira bien, et même beaucoup mieux qu’un conducteur humain, et ce quelle que soit la situation de conduite dans laquelle il se trouve. Le niveau 5 est une utopie à ce jour.
L’apprentissage
C’est en se référant à cette scène de conduite et à ses variantes, que le système a apprises, que la décision d’action du véhicule va être prise, en bonne connaissance des trajectoires qu’il est dynamiquement capable d’assumer. L’intelligence artificielle et l’apprentissage automatique sont omniprésents dans ces processus, par des roulages d’abord, plus de 32 millions de kilomètres aux USA pour Waymo depuis 2009 par exemple. Cela leur permet de tester les dernières versions de leur système et donc de détecter de nouvelles situations dans lesquelles le système n’a pas encore la bonne réaction. Mais la fréquence de ces trouvailles baisse. Ainsi, sur les 2,3 millions de kilomètres parcourus en Californie en 2019, les chauffeurs de sécurité de Waymo ne sont intervenus que tous les 21 000 kilomètres en moyenne ! Mais, lorsque l’on sait que l’occurrence moyenne d’un accident avec dégâts matériels n’est que de 1 par 1,1 million de kilomètres aux USA, et celle d’un accident mortel impliquant deux véhicules, un piéton ou un cycliste de 1 par 260 millions de kilomètres, on comprend bien que les roulages ne suffiront jamais à valider un tel système.
“L’intelligence artificielle et l’apprentissage automatique sont omniprésents.”
Et c’est pourquoi cet apprentissage se fait aussi par des simulations. Celles-ci vont reproduire des situations de conduites enregistrées, y compris bien sûr celles où le chauffeur de sécurité a jugé bon de reprendre la main, et les rendre plus complexes, sur des trajets et des configurations différentes, avec des réactions différentes des acteurs humains, l’apparition d’autres acteurs de la rue, d’autres objets mobiles, un soleil aveuglant, de la pluie, de la boue sur les bandes blanches, etc. En janvier 2020, Waymo annonçait en avoir fait l’équivalent de 24 milliards de kilomètres et en faire pour 32 millions de kilomètres chaque jour, mobilisant ainsi des ressources informatiques auxquelles peu d’entreprises ont accès. Chaque défaillance est alors analysée et le système corrigé puis réinjecté dans les voitures. Jusqu’à ce que la confiance soit suffisante pour laisser partir quelques véhicules ainsi équipés sans chauffeur. C’est leur démarche et donc leur responsabilité qui est engagée. Mais quid des autorités qui devront les autoriser en beaucoup plus grand nombre qu’aujourd’hui et sur de nouveaux terrains ?
Comment homologuer ou certifier un VA sur une zone donnée ?
Les voitures classiques aujourd’hui sont homologuées, c’est-à-dire que des voitures identiques à quelques détails près ont été testées avec succès dans une batterie d’essais réglementés. Le constructeur s’engage à ce que toutes les autres leur soient identiques. L’homologation délègue la responsabilité aux pouvoirs publics et, ainsi, la responsabilité du constructeur se limite à n’avoir rien dissimulé et à produire des voitures identiques en tout point. Mais, si cette voiture est autonome, comment tester sur des distances et situations aussi vastes et donc comment homologuer ? Comment accepter une validation qui ne concerne qu’un territoire donné et des conditions d’usage bien définies pour une voiture dont le système pourrait avoir un comportement inapproprié dans un autre territoire avec des conditions différentes ? L’European Union Aviation Safety Agency (EASA) certifie un avion et elle certifie aussi sa capacité à atterrir en automatique sur un aéroport donné en garantissant un risque d’accident inférieur à un plafond. Faudra-t-il en arriver là ? Mais autant un avion ou un métro automatique sont validés avec des algorithmes entièrement déterministes, autant les véhicules autonomes actuels sont développés avec de l’intelligence artificielle qui est – au moins partiellement – une boîte noire. De nombreux développements s’attaquent à cette question. Par exemple le programme Explainable Artificial Intelligence de la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency de l’US Army), mais aussi le Grand Défi français « Sécuriser, certifier et fiabiliser les systèmes fondés sur l’intelligence artificielle » qui est rattaché au Premier ministre.
Les acteurs majeurs
Pour l’instant, les acteurs prennent donc un risque aux États-Unis et en Chine. Mais ce sont des joueurs aux poches profondes et ils se sont encore concentrés ces derniers mois. Waymo, clairement le leader de cette course technologique, est bien sûr totalement soutenu par Google, mais il vient aussi de lever 2,25 Mds $ en ouvrant son capital. General Motors Cruise est son premier challenger. En effet, GM a acquis et contrôle Cruise, vite rejoint par Honda, SoftBank et, récemment, Microsoft, qui ont apporté plus de 8 Mds $ de fonds. Ford et VW se sont mis ensemble pour financer et accélérer les développements d’Argo AI. Amazon a acquis l’excellent Zoox. Hyundai et Aptiv ont créé une joint venture qui opère sans chauffeur à Las Vegas. Enfin Uber et Aurora – sans doute la start-up la plus capée – ont fusionné leurs équipes de développement du VA, Uber transférant ses 1 500 ingénieurs à Aurora et entrant en force au capital et au conseil d’administration. Toyota les rejoignait peu après. Quant à Apple, on sait simplement qu’ils y travaillent… Enfin en Chine, parmi beaucoup d’autres, Baidu, le Google chinois, et AutoX soutenu par Alibaba font partie des six entreprises autorisées à rouler sans chauffeur en… Californie (avec Waymo, Cruise, Zoox et Nuro), mais aussi à Pékin et Shenzhen. Les acteurs chinois sont partis plus tard, mais ils mettent manifestement les bouchées doubles avec le plein soutien de leur État.
Et les Européens, les Français ?
Les administrations européenne et japonaise, dans l’UNECE (United Nations Economic Commission for Europe), viennent à peine de terminer la réglementation pour le niveau 3. Et, pour les raisons déjà évoquées, il va être difficile de faire la même chose pour le niveau 4. Or sans ces homologations il n’y a pas les mêmes facilités juridiques et financières qu’aux États-Unis ou en Chine et, de fait, il n’y a pas d’équivalent aux expérimentations sans chauffeur de sécurité de ces deux pays en Europe. On est aussi très loin des millions de kilomètres parcourus en VA avec chauffeur de sécurité aux E‑U. Daimler va démarrer un essai dans un parking public d’aéroport à Stuttgart, mais leur essai sur route ouverte le plus important est à San Jose en Californie. Quant aux deux Français, ils sont loin derrière, concentrés qu’ils sont sur le passage aux véhicules électriques, comme les autres Européens, mais sans les moyens financiers des trois Allemands. Il y a bien aussi Navya et EasyMile qui fabriquent des navettes autonomes qui devraient rouler sans chauffeur, peut-être en 2022 mais sur des trajectoires parfaitement détaillées à l’avance et peu capables du moindre écart si un obstacle s’est intercalé sur leur chemin, et à faible vitesse. C’est d’autant plus dommage que, avec Airbus, Thales, Safran et Alstom, avec l’Inria, Aniti à Toulouse, SystemX, le CEA-List, Vedecom, etc., il y a de grandes réalisations et compétences françaises sur ces sujets. Il y a aussi, parmi les start-up, de belles pousses, en localisation, en vision, en logiciel, en microprocesseurs multicœurs, etc., sans compter les atouts solides de Valeo sur les capteurs. Mais il manque pour l’instant l’assembleur, le constructeur d’automobiles ou bien le géant du numérique pour fédérer, entraîner et, en partie, financer l’ensemble de ces ressources éparpillées autour d’un projet concret à l’échelle de ce qui advient aux États-Unis et en Chine.