Véhicule autonome : quelle politique pour l’Europe ?
En matière de véhicule autonome, si l’Europe ne veut pas passer sous la coupe de ses rivaux américains et chinois, elle doit s’ouvrir résolument à ces nouveaux modes de déplacement et investir massivement sur ces technologies (et sur l’IA), pour favoriser le développement d’une offre européenne dans ce secteur.
En préambule, il faut noter que, pour des raisons de prix et de sécurité, il n’y aura probablement pas avant longtemps (sauf véhicules de luxe) de vente de véhicules autonomes aux particuliers. Le marché clé n’est pas la vente de véhicules autonomes, mais les services de transport en véhicule autonome.
Sur le plan commercial, le moment crucial, c’est le moment où ces premiers services de transport en véhicule autonome commenceront à se déployer sur les routes : c’est à ce moment-là que les acteurs premiers arrivés sur le marché prendront des parts de marché, qu’ils conserveront le plus souvent de manière durable. Par conséquent, dans chaque ville, la première plateforme de mobilité ou la première flotte de véhicules qui s’imposera bénéficiera d’un avantage considérable. The winner takes all.
REPÈRES
Le marché des services de transport en véhicule autonome est considérable : selon une étude réalisée par Strategy Analytics pour le compte d’Intel, il est estimé à 7 000 milliards de dollars à l’horizon 2050. Dans quelques années, nous pourrons commander un transport par une application sur smartphone, et un taxi ou une navette autonome viendra nous prendre au pied de l’immeuble pour nous conduire à notre destination ou… à la gare ou la station de bus rapides la plus proche.
Les USA aux avant-postes
Ce moment crucial, aux États-Unis, et bientôt peut-être en Chine, nous y arrivons. Dans ces pays, ce qui compte, c’est de lancer une offre de services dans les deux à
trois ans qui viennent, et non ce qui se passera dans six ou huit ans. Le premier service de taxis autonomes devrait commencer à fonctionner dans les mois qui viennent : Waymo, filiale véhicule autonome de Google, projette d’ouvrir à Phoenix, Arizona d’ici à fin 2018 un premier service de transport en taxi autonome. En parallèle, Google développe Waze et Google Maps pour en faire peut-être les applications de sa future plateforme de mobilité : Google, qui d’après une estimation UBS pourrait en 2030 contrôler 60 % des revenus de la technologie du véhicule autonome, s’apprête à devenir un géant du transport.
Par ailleurs, GM prévoit d’ouvrir un service de taxis autonomes au moins dans une ville des États-Unis en 2019. Les calendriers de lancement des autres acteurs sont moins clairs, avec des dates de lancement s’échelonnant généralement dans la période 2020–2025.
La Chine à marche forcée
Bien que les acteurs chinois aient lancé relativement tard leurs travaux de développement de véhicules autonomes, ils compensent ce retard par le très grand dynamisme de leurs sociétés comme Alibaba, Baidu, Tencent, et par le large soutien de l’État aux constructeurs de véhicules électriques. Pour contrer l’avance américaine, Baidu – le Google chinois – a lancé Apollo, une plateforme opensource de développement d’un système de pilotage de véhicules autonomes. Porté par plus de 100 partenaires industriels – et plus de 10 000 développeurs informatiques –, le système de pilotage Apollo pourrait devenir un concurrent très sérieux dans la course au véhicule autonome.
Des enjeux industriels majeurs
Dans ce contexte d’une concurrence exacerbée US/Chine, les acteurs européens de l’automobile et du transport cherchent à se positionner sur le futur marché de la mobilité.
Pour les sociétés des secteurs automobile et transport, les enjeux sont énormes. Avec les services de transport en véhicule autonome, les marchés de l’automobile et du transport vont se recréer totalement. De nombreuses sociétés vont disparaître, de nombreux nouveaux acteurs vont naître. KPMG estime que, d’ici dix ans, la moitié des constructeurs d’automobiles pourrait avoir disparu. Par conséquent, les constructeurs d’automobiles sont en train de se repositionner sur ces services en investissant notamment sur l’autopartage et le covoiturage. Moovel, filiale de Daimler, semble avoir la stratégie la plus aboutie en la matière avec une offre combinant covoiturage, autopartage, et une plateforme de transport multimodal.
Les constructeurs d’automobiles européens semblent cependant s’être impliqués sur le sujet du véhicule autonome relativement tard, ce qui les conduit à ne pas être dans une position optimale dans la course au véhicule autonome face aux leaders américains.
La moitié des constructeurs pourrait disparaître d’ici à dix ans.
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Des pouvoirs publics européens peu engagés
Par ailleurs, le cadre juridique et les pouvoirs publics semblent nettement moins favorables au véhicule autonome en Europe qu’aux États-Unis. La réglementation la plus bloquante est la convention de Vienne, qui impose qu’un conducteur ait constamment le contrôle du véhicule. La révision de cette convention ainsi que de différents textes de loi semble absolument nécessaire dans la plupart des pays d’Europe pour pouvoir y lancer des offres de transport attractives en véhicule autonome.
La filière automobile semble être largement à l’origine de cette situation relativement défavorable. Les grands acteurs de l’automobile ont longtemps laissé entendre que le déploiement de véhicules autonomes (niveau 4⁄5 SAE) ne se ferait que dans bien longtemps. Ils ont ainsi amené le gouvernement français à choisir une démarche progressive dans le dossier du véhicule autonome, ce qui conduit de facto à fermer le marché français (et européen) – sauf expérimentations – au véhicule autonome.
La progressivité, un choix à haut risque
Le choix d’une démarche progressive, plutôt que volontariste, vers le véhicule autonome, risque d’être lourd de conséquences pour le continent. Laisser les acteurs américains et éventuellement chinois prendre de l’avance par rapport aux Européens met en péril notre économie, et peut menacer notre souveraineté nationale. Un retard initial sur le marché de la mobilité pourrait conduire à la fermeture d’une partie de nos industries automobile/transport, et à leur relégation dans des positions de sous-traitance avec des marges et des volumes potentiellement bien en deçà de leurs valeurs actuelles. Ce retard entraînera par ailleurs l’ajournement des effets positifs espérés du véhicule autonome : la réduction du nombre d’accidents de circulation, l’accès pour tous à de nouveaux moyens de transport plus pratiques, moins chers, desservant une bien plus grande partie du territoire ; de nouvelles possibilités de transport de marchandises…
Cela étant, l’adoption du véhicule autonome comporte de nombreux dangers. Celui-ci peut avoir des effets catastrophiques, totalement inverses aux objectifs espérés : l’augmentation de la surveillance individuelle, les atteintes à la vie privée, l’augmentation des bouchons, de la pollution et l’étalement des villes. Ces effets négatifs devront être combattus par une politique adaptée, notamment fiscale (taxe sur les déplacements, etc.).
Le développement des VTC a engendré une croissance des bouchons. © bibiphoto
Le besoin d’un engagement collectif
Malgré ces risques, les enjeux économiques et militaires sont tels que participer à la course au véhicule autonome n’est pas une option. Si nous n’agissons pas radicalement, ensemble, pour diriger l’essentiel de nos investissements vers les technologies du véhicule autonome et de l’IA, il est illusoire de croire que les acteurs européens, alors que leur propre continent continuerait à brider la circulation de véhicules autonomes, réussiront à rattraper des acteurs comme Google, GM, et probablement Baidu ou Didi Chuxing.
La voie est donc claire. Nous devons collectivement nous mobiliser sur le véhicule autonome et sur l’IA. Pour ne pas être dépassés par nos concurrents américains et chinois, nous avons à comprendre que la seule issue possible est l’ouverture très prochaine de notre marché intérieur aux services de transport en véhicule autonome, et la réorientation drastique de nos investissements sur le véhicule autonome et l’IA.
Augmenter massivement les moyens affectés aux nouvelles mobilités
Une politique de soutien aux secteurs de l’automobile et du transport devra identifier la mobilité comme un secteur à part entière de l’économie, appelé à se substituer au cours de la prochaine décennie aux secteurs de l’automobile et du transport, et auquel des moyens conséquents devront être affectés. De nombreuses actions sont à réaliser. Par exemple, en France, créer une structure opérationnelle interministérielle chargée de piloter la mutation du transport ; former administrations et entreprises sur les changements dans le domaine de la mobilité ; adapter le cadre juridique français et européen ; redynamiser les groupes de travail de la Commission économique pour l’Europe des Nations unies (Unece) en charge du transport ; ouvrir une structure d’homologation (franco-allemande) de systèmes de pilotage de véhicules autonomes par simulation ; augmenter fortement les effectifs d’ingénieurs de haut niveau formés à l’IA ; organiser la mutation des filières automobile/transport ; aider les villes à intégrer des transports en véhicule autonome – certaines le demandent déjà – ; préparer une fiscalité des transports permettant de réguler le déploiement du véhicule autonome, etc.
De telles mesures permettront de mettre en place en France et en Europe un cadre favorable au développement de services de transport intégrant le véhicule autonome, afin – idéalement – que les lancements de véhicules autonomes se fassent en Europe au même rythme qu’aux États-Unis. Cependant, ces mesures ne constituent pas une politique industrielle.
Comment réguler les plateformes de mobilité ?
On peut imaginer que le marché du transport va s’organiser entre des opérateurs de flottes de véhicules et des plateformes de mobilité : les opérateurs de flottes exploiteront d’énormes flottes de véhicules, tandis que les plateformes de mobilité, à l’instar d’Uber, agrégeront les demandes de déplacement et les ventileront vers les différents véhicules disponibles au sein des flottes de véhicules.
Un certain nombre d’acteurs européens de l’automobile et du transport sont déjà assez bien positionnés pour devenir opérateurs de flottes de véhicules autonomes.
Mais le pouvoir est ailleurs. L’échelon le plus important, celui qui pourrait réellement contrôler le marché de la mobilité, ce sont les plateformes de mobilité.
Compte tenu des positions déjà prises en la matière par Google, Baidu, et par les leaders du VTC comme Uber ou Didi Chuxing, entre plateformes de mobilité, la lutte sera âpre. Un premier objectif des pouvoirs publics européens peut donc être de favoriser partenariats et fusions entre acteurs européens de la mobilité pour faire naître des acteurs européens de taille à participer à cette lutte, et peut-être in fine, faire émerger une plateforme de mobilité européenne d’envergure mondiale. Dans ce but, les États européens devraient contrôler étroitement le passage des acteurs de l’automobile et du transport sous contrôle étranger, notamment chinois. La participation de l’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi à la Didi Auto Alliance va à ce sujet contribuer à éloigner Renault de ses attaches européennes…
Cela étant, si les plateformes numériques sont des cash machines sans égales, elles posent en revanche de réels problèmes : atteintes à la vie privée, captation abusive des richesses, absence de contrôle des États, etc. Le contrôle de flottes de véhicules autonomes depuis l’étranger pose de plus des problèmes de souveraineté majeurs.
L’économie des plateformes telle que nous la connaissons doit donc évoluer. Les pouvoirs publics européens devront réguler les plateformes de mobilité.
Une régulation centralisée des déplacements par les États donnerait à ceux-ci des moyens de contrôle excessifs sur les individus, et semble à proscrire. La surveillance de masse par vidéosurveillance et reconnaissance faciale en Chine constitue déjà une très inquiétante dérive.
C’est donc aux villes que la mission de réguler les plateformes de mobilité pourrait être dévolue. Proches des citoyens, directement en prise avec les questions de transport et relativement indépendantes du pouvoir central, les villes et leurs autorités organisatrices de mobilité sont peut-être les mieux placées pour réguler les déplacements et contrôler le fonctionnement des plateformes de mobilité.
Pour réussir à réguler ces plateformes, il sera de plus probablement nécessaire d’utiliser internet de manière différente, notamment de manière plus décentralisée : le web 3.0. La blockchain pourrait aider à atteindre cet objectif, en favorisant les échanges peer-to-peer entre voyageurs ou marchandises et véhicules, et la Mobility-as-a-Service (MaaS). Des systèmes de mobilité utilisant la blockchain sont en cours de développement, comme IoMob ou TSIO.
Le monde d’aujourd’hui est en pleine mutation, induite par la technologie. Face à ses concurrents, l’Europe de la mobilité ne pourra réussir que par l’action et par l’union. Elle ne pourra réussir notamment que si ses industriels s’unissent, pour créer des plateformes ouvertes, porteuses de projets fédérateurs comme en Chine les projets Apollo de Baidu ou la Didi Auto Alliance. Pour construire l’Europe, mobilisons-nous ensemble sur la mobilité.