Véhicules autonomes et villes du futur
Le développement des véhicules autonomes dépend de celui de leur propre technologie, mais aussi de l’adaptation du milieu dans lequel ils se déplacent. En la matière les villes ont fait des choix très différents d’un État à l’autre, lesquels conditionnent les progrès réalisés par les industriels nationaux. L’Europe est-elle dans la course ou est-elle déjà dépassée par les exemples bien connus de Singapour ou Los Angeles ?
Avec des origines en Europe au milieu des années 1980 via les projets Prometheus et Eureka, la voiture automatique s’est principalement développée en Californie dans les années 1990, poussée par le ministère fédéral des Transports et celui de la Californie, avec, aux commandes, l’UC Berkeley. Les recherches académiques ralentissent ensuite avec la fin du consortium Automated Highway Systems, mais l’activité renaît au début des années 2010, cette fois-ci dans le secteur privé et principalement dans la Silicon Valley.
REPÈRES
Tous constructeurs confondus, on compte environ 500 véhicules autonomes en test actif aujourd’hui autour de la Silicon Valley. La Chine se place en seconde position, avec 300 voitures. La France, qui en compte une cinquantaine, a pris du retard – même si elle n’a pas rendu les armes.
Les tests sur route sont indispensables
Au cours de ces décennies, la France n’est pas restée inactive : elle aussi a développé bon nombre d’activités sur le sujet, en particulier les équipes de Michel Parent à l’Inria. Aujourd’hui, elle compte parmi les centres d’excellence mondiale sur l’intelligence artificielle et participe de fait à l’avancée des technologies de l’automatisation du trafic et de la robotique mobile. Ses ressources académiques sont de toute première force, que ce soit à l’École polytechnique ou l’ENS, à l’Inria ou aux Mines. Des industriels français de taille mondiale ont des voitures autonomes en phase active de test, à l’instar de Valeo, de PSA et, même s’il est discret sur le sujet, de Renault-Nissan, sur des circuits privés et dans des centres de recherche. Les navettes de transport public Navya ou EasyMile sont leaders de leur secteur partout dans le monde.
Malgré ses efforts, la France a pourtant fini par être doublée par ses grands concurrents, les États-Unis et la Chine en particulier, qui se sont organisés pour qu’il y ait le plus de véhicules possible en test sur route, parfois même au milieu de la circulation.
Ce choix des tests sur route, la France ne l’a pas fait. Sa réglementation ne les autorise pas sans assurance et les assurances ne couvrent pas les risques sans que le véhicule soit réglementaire, ce qu’il ne devient que s’il est assuré au préalable. La puissance publique a préféré, pour le moment, rester fidèle au principe de précaution, laissant d’autres qu’elle accumuler données et expérimentations. Qu’on le regrette ou non, aujourd’hui c’est en Allemagne que chercheurs et constructeurs européens mènent leurs tests sur route, puisque cela y est autorisé depuis une bonne dizaine d’années.
“La France n’a pas fait
le choix des tests sur route.”
La Californie est l’Eldorado de l’autonomie automobile
L’immense majorité des essais sont réalisés aux USA, plus précisément en Californie : les véhicules pilotes y sont autorisés depuis les tests de l’UC Berkeley en 1997 et c’est cette impulsion originelle donnée par la puissance publique, couplée à une recherche académique de pointe, qui a permis l’éclosion de Tesla, puis de Google X. Uber peut même tester ses propres voitures autonomes en plein Los Angeles : l’expertise qu’il acquiert ainsi lui donne sur ses concurrents une avance à peu près impossible à rattraper.
Les recherches sur la voiture elle-même sont évidemment fondamentales, mais elles ne suffisent pas. Il faut également travailler sur l’adaptation de l’environnement et des infrastructures urbaines à l’arrivée de ces nouveaux engins. Si Tesla a fait le choix de ne compter sur rien ni personne et d’équiper ses voitures de caméras capables de les rendre utilisables partout, la plupart des constructeurs souhaitent que leurs véhicules circulent dans des villes pourvues de capteurs, de magnétomètres et de radars qui les guident et les encadrent, les infrastructures participant ainsi à la sécurité de tous, sous le contrôle et la responsabilité de la puissance publique.
Un palmarès international sur la mobilité urbaine
Le Mobility Index du Oliver Wyman Forum, lancé le 26 novembre 2019 à l’occasion du Global Mobility Executive Forum à Paris, distingue les villes où la mobilité est la mieux pensée. Il a été conçu comme un outil collaboratif mis au service des gouvernances et des citoyens, à partir de dizaines d’indicateurs englobant la mobilité sous toutes ses formes, depuis les infrastructures existantes, les domaines régis par les pouvoirs publics (maillage des transports en commun, bornes de recharge pour véhicules électriques…), les indicateurs académiques (présence d’universités, de labos de recherche), le dynamisme du secteur privé, en particulier dans l’économie du partage, et enfin des indicateurs volatils, difficiles à contrôler, comme le nombre de véhicules privés en circulation, leur modernité, la pollution sonore et de l’air…
Singapour est en tête pour les infrastructures
Singapour ne délègue pas sa puissance aux constructeurs et aux universitaires, mais anticipe leurs besoins et accompagne leurs recherches sans jamais se laisser dicter sa conduite. La mégalopole, dont la population a doublé en quarante ans, a pu gérer cette forte croissance en adoptant très tôt des mesures radicales pour préserver la qualité de vie : péage urbain modulé dans le centre-ville, taxes extrêmement élevées sur les voitures, investissements colossaux et continus dans les bus et le métro, appui financier et logistique aux universités et aux centres de recherche, tests permanents de nouveaux outils d’IA…
Sans surprise, la cité-État a également autorisé des tests dans ses rues, en plein milieu du trafic, depuis l’été 2016. Avec l’ambition affichée de devenir la première ville intelligente du monde, Singapour a en outre préféré se doter d’infrastructures entièrement équipées de capteurs et de radars, connectés à un réseau 5G, avec fréquences radio dédiées, plutôt que de laisser la main à un système régulé par la voiture elle-même, à la Tesla. Singapour est, aujourd’hui et de toute évidence, l’endroit où l’autonomie devrait démarrer le plus vite.
La cité-État prépare son propre avenir mais travaille également pour la communauté tout entière des grandes mégalopoles : elle ouvre la voie à d’autres, qui observent ses avancées avec une attention soutenue. Les gouvernances publiques ne doivent pas perdre deux données essentielles de vue : d’une part, les êtres humains convergent de plus en plus vers les villes ; la moitié de la population mondiale, soit 4,2 milliards d’êtres humains, est déjà urbaine et ce chiffre atteindra 6,7 milliards de citadins dans trente ans. D’autre part, la compétition pour attirer business et talents est planétaire. L’avenir d’une mégalopole, sa richesse, mais aussi le confort de la vie de ses habitants et leur santé, dépendent de son rayonnement universitaire, de sa capacité à attirer des entreprises de taille mondiale, de la vigueur et du dynamisme de ses institutions. Les nouvelles mobilités représentent d’ores et déjà l’un des principaux atouts pour la ville.
La digitalisation, l’électrification, l’économie partagée et l’autonomie : sur tous ces points, Singapour arrive en tête du classement nouvellement établi par le cabinet de conseil en stratégie Oliver Wyman, en collaboration avec l’UC Berkeley. Ce classement est appelé à évoluer : les villes nouvelles, comme Dubaï, se transforment rapidement. C’est plus simple pour elles que pour les capitales occidentales à l’architecture historique protégée. Mais, même anciennes, certaines mégalopoles ont des atouts très puissants : ainsi Los Angeles, qui soutient énergiquement l’autonomie en adaptant sa réglementation et en s’appuyant à la fois sur ses ressources académiques et sur les entreprises privées qui mènent des recherches de concert. C’est pourquoi la cité américaine est en milieu de classement et non pas en queue de peloton, où de prime abord sa congestion et l’extrême pollution qui intoxique la ville auraient pu la rejeter.
L’Europe n’est pas encore sortie de la course
En Europe, il est probable que ce sont les sociétés organisatrices des transports des grandes métropoles qui seront chargées par leurs États souverains de réguler l’arrivée des véhicules autonomes : les citoyens ne voudront pas qu’une entreprise privée, au hasard Uber, vienne bousculer et déséquilibrer des systèmes très complexes où le tracé des lignes de transport public, les différentes formes que peuvent prendre ces transports et la gestion des heures de pointe sont un exercice périlleux. Cela ralentira vraisemblablement l’arrivée des voitures autonomes, mais permettra de ne prendre aucun risque et de protéger les systèmes de transport existants. Cette lenteur doit être relativisée : quand l’Europe unit ses forces, elle est capable de rattraper ses concurrents, au moins au niveau technologique.
Le projet Forever Open Road, auquel participe l’Ifsttar (Institut français des sciences et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux), a mis au point une route 5e génération qui peut être développée à l’échelle industrielle. Cette route interagit avec l’ensemble de la ville, donne en temps réel des informations sur le trafic, l’état du réseau routier, la position des véhicules autonomes. C’est, aujourd’hui, le moyen le plus simple pour intégrer de manière fluide le véhicule autonome à la circulation en ville. Et de pouvoir imaginer, un jour, envoyer des enfants en voiture en vacances à la montagne sans avoir à faire le trajet avec eux.
L’autonomie à 100 % n’est pas pour demain
Verra-t-on des voitures autonomes rouler en France, au milieu de la circulation, avec des enfants seuls à bord, envoyés depuis Montpellier en vacances chez leurs grands-parents en Haute-Savoie ? Oui, sans aucun doute. Mais… vraisemblablement pas de notre vivant, pour des raisons que ce soit de technologie, d’assurance, de réglementation ou d’adoption de cette nouvelle forme de transport par le public. Cela n’empêchera pas des voitures autonomes à 90 % de circuler d’ici dix à vingt ans, à condition qu’un conducteur soit présent dans l’habitacle et en mesure de reprendre le volant en cas d’urgence.
Commentaire
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Une remarque sur la notion d’autonomie à 90% : j’ai du mal à saisir comment concrètement un conducteur qui serait désinvesti la plupart du temps pourrait reprendre la main suffisamment vite et avec pertinence en situation d’urgence. Je crois que le problème s’est déjà un peu posé dans l’aviation, il parait encore plus compliqué dans le cas de l’automobile. Il me semble qu’au delà d’un certain seuil de délégation, il faut que la voiture soit pleinement autonome, qu’on ne peut raisonnablement diminuer inexorablement le rôle du conducteur et continuer néanmoins de compter sur lui pour les situations rares et difficiles à gérer. A moins que l’IA sache passer la main explicitement, avec suffisamment d’anticipation.