Véhicules autonomes et villes du futur

Dossier : Robotique et intelligence artificielleMagazine N°750 Décembre 2019
Par Alexandre BAYEN (X95)
Par Matthieu DE CLERCQ
Par Guillaume THIBAULT

Le déve­lop­pe­ment des véhi­cules auto­nomes dépend de celui de leur propre tech­no­lo­gie, mais aus­si de l’adaptation du milieu dans lequel ils se déplacent. En la matière les villes ont fait des choix très dif­fé­rents d’un État à l’autre, les­quels condi­tionnent les pro­grès réa­li­sés par les indus­triels natio­naux. L’Europe est-elle dans la course ou est-elle déjà dépas­sée par les exemples bien connus de Sin­ga­pour ou Los Angeles ?

Avec des ori­gines en Europe au milieu des années 1980 via les pro­jets Pro­me­theus et Eure­ka, la voi­ture auto­ma­tique s’est prin­ci­pa­le­ment déve­lop­pée en Cali­for­nie dans les années 1990, pous­sée par le minis­tère fédé­ral des Trans­ports et celui de la Cali­for­nie, avec, aux com­mandes, l’UC Ber­ke­ley. Les recherches aca­dé­miques ralen­tissent ensuite avec la fin du consor­tium Auto­ma­ted High­way Sys­tems, mais l’activité renaît au début des années 2010, cette fois-ci dans le sec­teur pri­vé et prin­ci­pa­le­ment dans la Sili­con Val­ley.


REPÈRES

Tous construc­teurs confon­dus, on compte envi­ron 500 véhi­cules auto­nomes en test actif aujourd’hui autour de la Sili­con Val­ley. La Chine se place en seconde posi­tion, avec 300 voi­tures. La France, qui en compte une cin­quan­taine, a pris du retard – même si elle n’a pas ren­du les armes. 


Les tests sur route sont indispensables

Au cours de ces décen­nies, la France n’est pas res­tée inac­tive : elle aus­si a déve­lop­pé bon nombre d’activités sur le sujet, en par­ti­cu­lier les équipes de Michel Parent à l’Inria. Aujourd’hui, elle compte par­mi les centres d’excellence mon­diale sur l’intelligence arti­fi­cielle et par­ti­cipe de fait à l’avancée des tech­no­lo­gies de l’automatisation du tra­fic et de la robo­tique mobile. Ses res­sources aca­dé­miques sont de toute pre­mière force, que ce soit à l’École poly­tech­nique ou l’ENS, à l’Inria ou aux Mines. Des indus­triels fran­çais de taille mon­diale ont des voi­tures auto­nomes en phase active de test, à l’instar de Valeo, de PSA et, même s’il est dis­cret sur le sujet, de Renault-Nis­san, sur des cir­cuits pri­vés et dans des centres de recherche. Les navettes de trans­port public Navya ou Easy­Mile sont lea­ders de leur sec­teur par­tout dans le monde.

Mal­gré ses efforts, la France a pour­tant fini par être dou­blée par ses grands concur­rents, les États-Unis et la Chine en par­ti­cu­lier, qui se sont orga­ni­sés pour qu’il y ait le plus de véhi­cules pos­sible en test sur route, par­fois même au milieu de la circulation.

Ce choix des tests sur route, la France ne l’a pas fait. Sa régle­men­ta­tion ne les auto­rise pas sans assu­rance et les assu­rances ne couvrent pas les risques sans que le véhi­cule soit régle­men­taire, ce qu’il ne devient que s’il est assu­ré au préa­lable. La puis­sance publique a pré­fé­ré, pour le moment, res­ter fidèle au prin­cipe de pré­cau­tion, lais­sant d’autres qu’elle accu­mu­ler don­nées et expé­ri­men­ta­tions. Qu’on le regrette ou non, aujourd’hui c’est en Alle­magne que cher­cheurs et construc­teurs euro­péens mènent leurs tests sur route, puisque cela y est auto­ri­sé depuis une bonne dizaine d’années.

“La France n’a pas fait
le choix des tests sur route.”

La Californie est l’Eldorado de l’autonomie automobile

L’immense majo­ri­té des essais sont réa­li­sés aux USA, plus pré­ci­sé­ment en Cali­for­nie : les véhi­cules pilotes y sont auto­ri­sés depuis les tests de l’UC Ber­ke­ley en 1997 et c’est cette impul­sion ori­gi­nelle don­née par la puis­sance publique, cou­plée à une recherche aca­dé­mique de pointe, qui a per­mis l’éclosion de Tes­la, puis de Google­ X. Uber peut même tes­ter ses propres voi­tures auto­nomes en plein Los Angeles : l’expertise qu’il acquiert ain­si lui donne sur ses concur­rents une avance à peu près impos­sible à rattraper.

Les recherches sur la voi­ture elle-même sont évi­dem­ment fon­da­men­tales, mais elles ne suf­fisent pas. Il faut éga­le­ment tra­vailler sur l’adaptation de l’environnement et des infra­struc­tures urbaines à l’arrivée de ces nou­veaux engins. Si Tes­la a fait le choix de ne comp­ter sur rien ni per­sonne et d’équiper ses voi­tures de camé­ras capables de les rendre uti­li­sables par­tout, la plu­part des construc­teurs sou­haitent que leurs véhi­cules cir­culent dans des villes pour­vues de cap­teurs, de magné­to­mètres et de radars qui les guident et les encadrent, les infra­struc­tures par­ti­ci­pant ain­si à la sécu­ri­té de tous, sous le contrôle et la res­pon­sa­bi­li­té de la puis­sance publique.


Un palmarès international sur la mobilité urbaine

Le Mobi­li­ty Index du Oli­ver Wyman Forum, lan­cé le 26 novembre 2019 à l’occasion du Glo­bal Mobi­li­ty Exe­cu­tive Forum à Paris, dis­tingue les villes où la mobi­li­té est la mieux pen­sée. Il a été conçu comme un outil col­la­bo­ra­tif mis au ser­vice des gou­ver­nances et des citoyens, à par­tir de dizaines d’indicateurs englo­bant la mobi­li­té sous toutes ses formes, depuis les infra­struc­tures exis­tantes, les domaines régis par les pou­voirs publics (maillage des trans­ports en com­mun, bornes de recharge pour véhi­cules élec­triques…), les indi­ca­teurs aca­dé­miques (pré­sence d’universités, de labos de recherche), le dyna­misme du sec­teur pri­vé, en par­ti­cu­lier dans l’économie du par­tage, et enfin des indi­ca­teurs vola­tils, dif­fi­ciles à contrô­ler, comme le nombre de véhi­cules pri­vés en cir­cu­la­tion, leur moder­ni­té, la pol­lu­tion sonore et de l’air…


Singapour est en tête pour les infrastructures

Sin­ga­pour ne délègue pas sa puis­sance aux construc­teurs et aux uni­ver­si­taires, mais anti­cipe leurs besoins et accom­pagne leurs recherches sans jamais se lais­ser dic­ter sa conduite. La méga­lo­pole, dont la popu­la­tion a dou­blé en qua­rante ans, a pu gérer cette forte crois­sance en adop­tant très tôt des mesures radi­cales pour pré­ser­ver la qua­li­té de vie : péage urbain modu­lé dans le centre-ville, taxes extrê­me­ment éle­vées sur les voi­tures, inves­tis­se­ments colos­saux et conti­nus dans les bus et le métro, appui finan­cier et logis­tique aux uni­ver­si­tés et aux centres de recherche, tests per­ma­nents de nou­veaux outils d’IA…

Sans sur­prise, la cité-État a éga­le­ment auto­ri­sé des tests dans ses rues, en plein milieu du tra­fic, depuis l’été 2016. Avec l’ambition affi­chée de deve­nir la pre­mière ville intel­li­gente du monde, Sin­ga­pour a en outre pré­fé­ré se doter d’infrastructures entiè­re­ment équi­pées de cap­teurs et de radars, connec­tés à un réseau 5G, avec fré­quences radio dédiées, plu­tôt que de lais­ser la main à un sys­tème régu­lé par la voi­ture elle-même, à la Tes­la. Sin­ga­pour est, aujourd’hui et de toute évi­dence, l’endroit où l’autonomie devrait démar­rer le plus vite.

La cité-État pré­pare son propre ave­nir mais tra­vaille éga­le­ment pour la com­mu­nau­té tout entière des grandes méga­lo­poles : elle ouvre la voie à d’autres, qui observent ses avan­cées avec une atten­tion sou­te­nue. Les gou­ver­nances publiques ne doivent pas perdre deux don­nées essen­tielles de vue : d’une part, les êtres humains convergent de plus en plus vers les villes ; la moi­tié de la popu­la­tion mon­diale, soit 4,2 mil­liards d’êtres humains, est déjà urbaine et ce chiffre attein­dra 6,7 mil­liards de cita­dins dans trente ans. D’autre part, la com­pé­ti­tion pour atti­rer busi­ness et talents est pla­né­taire. L’avenir d’une méga­lo­pole, sa richesse, mais aus­si le confort de la vie de ses habi­tants et leur san­té, dépendent de son rayon­ne­ment uni­ver­si­taire, de sa capa­ci­té à atti­rer des entre­prises de taille mon­diale, de la vigueur et du dyna­misme de ses ins­ti­tu­tions. Les nou­velles mobi­li­tés repré­sentent d’ores et déjà l’un des prin­ci­paux atouts pour la ville.

La digi­ta­li­sa­tion, l’électrification, l’économie par­ta­gée et l’autonomie : sur tous ces points, Sin­ga­pour arrive en tête du clas­se­ment nou­vel­le­ment éta­bli par le cabi­net de conseil en stra­té­gie Oli­ver Wyman, en col­la­bo­ra­tion avec l’UC Ber­ke­ley. Ce clas­se­ment est appe­lé à évo­luer : les villes nou­velles, comme Dubaï, se trans­forment rapi­de­ment. C’est plus simple pour elles que pour les capi­tales occi­den­tales à l’architecture his­to­rique pro­té­gée. Mais, même anciennes, cer­taines méga­lo­poles ont des atouts très puis­sants : ain­si Los Angeles, qui sou­tient éner­gi­que­ment l’autonomie en adap­tant sa régle­men­ta­tion et en s’appuyant à la fois sur ses res­sources aca­dé­miques et sur les entre­prises pri­vées qui mènent des recherches de concert. C’est pour­quoi la cité amé­ri­caine est en milieu de clas­se­ment et non pas en queue de pelo­ton, où de prime abord sa conges­tion et l’extrême pol­lu­tion qui intoxique la ville auraient pu la rejeter.

© ches­ky

L’Europe n’est pas encore sortie de la course

En Europe, il est pro­bable que ce sont les socié­tés orga­ni­sa­trices des trans­ports des grandes métro­poles qui seront char­gées par leurs États sou­ve­rains de régu­ler l’arrivée des véhi­cules auto­nomes : les citoyens ne vou­dront pas qu’une entre­prise pri­vée, au hasard Uber, vienne bous­cu­ler et dés­équi­li­brer des sys­tèmes très com­plexes où le tra­cé des lignes de trans­port public, les dif­fé­rentes formes que peuvent prendre ces trans­ports et la ges­tion des heures de pointe sont un exer­cice périlleux. Cela ralen­ti­ra vrai­sem­bla­ble­ment l’arrivée des voi­tures auto­nomes, mais per­met­tra de ne prendre aucun risque et de pro­té­ger les sys­tèmes de trans­port exis­tants. Cette len­teur doit être rela­ti­vi­sée : quand l’Europe unit ses forces, elle est capable de rat­tra­per ses concur­rents, au moins au niveau technologique.

Le pro­jet Fore­ver Open Road, auquel par­ti­cipe l’Ifsttar (Ins­ti­tut fran­çais des sciences et tech­no­lo­gies des trans­ports, de l’aménagement et des réseaux), a mis au point une route 5e géné­ra­tion qui peut être déve­lop­pée à l’échelle indus­trielle. Cette route inter­agit avec l’ensemble de la ville, donne en temps réel des infor­ma­tions sur le tra­fic, l’état du réseau rou­tier, la posi­tion des véhi­cules auto­nomes. C’est, aujourd’hui, le moyen le plus simple pour inté­grer de manière fluide le véhi­cule auto­nome à la cir­cu­la­tion en ville. Et de pou­voir ima­gi­ner, un jour, envoyer des enfants en voi­ture en vacances à la mon­tagne sans avoir à faire le tra­jet avec eux.


L’autonomie à 100 % n’est pas pour demain

Ver­ra-t-on des voi­tures auto­nomes rou­ler en France, au milieu de la cir­cu­la­tion, avec des enfants seuls à bord, envoyés depuis Mont­pel­lier en vacances chez leurs grands-parents en Haute-Savoie ? Oui, sans aucun doute. Mais… vrai­sem­bla­ble­ment pas de notre vivant, pour des rai­sons que ce soit de tech­no­lo­gie, d’assurance, de régle­men­ta­tion ou d’adoption de cette nou­velle forme de trans­port par le public. Cela n’empêchera pas des voi­tures auto­nomes à 90 % de cir­cu­ler d’ici dix à vingt ans, à condi­tion qu’un conduc­teur soit pré­sent dans l’habitacle et en mesure de reprendre le volant en cas d’urgence.

Commentaire

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bernard.jacquin.1990répondre
6 décembre 2019 à 14 h 48 min

Une remarque sur la notion d’au­to­no­mie à 90% : j’ai du mal à sai­sir com­ment concrè­te­ment un conduc­teur qui serait dés­in­ves­ti la plu­part du temps pour­rait reprendre la main suf­fi­sam­ment vite et avec per­ti­nence en situa­tion d’ur­gence. Je crois que le pro­blème s’est déjà un peu posé dans l’a­via­tion, il parait encore plus com­pli­qué dans le cas de l’au­to­mo­bile. Il me semble qu’au delà d’un cer­tain seuil de délé­ga­tion, il faut que la voi­ture soit plei­ne­ment auto­nome, qu’on ne peut rai­son­na­ble­ment dimi­nuer inexo­ra­ble­ment le rôle du conduc­teur et conti­nuer néan­moins de comp­ter sur lui pour les situa­tions rares et dif­fi­ciles à gérer. A moins que l’IA sache pas­ser la main expli­ci­te­ment, avec suf­fi­sam­ment d’anticipation.

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