Vers de nouveaux fluides « actifs »
Des gouttes d’eau dans de l’huile, une particule de platine dans de l’eau oxygénée… pas plus grandes que quelques microns et si simples ! Et pourtant… ces systèmes peuvent devenir actifs et « nagent » à la manière de micro-organismes. Ce faisant, ils exercent un forçage mécanique et physicochimique microscopique sur le fluide qui les entoure et en modifient les propriétés.
La compréhension de ces mécanismes est aujourd’hui au cœur des recherches de Sébastien Michelin au LadHyX dans le cadre d’un projet financé par le prestigieux European Research Council, afin de développer des méthodes de contrôle de ces fluides actifs.
Au-delà d’une simple curiosité scientifique, la compréhension et la modélisation de la nage des micro-organismes (bactéries, algues ou autres spermatozoïdes) sont essentielles d’un point de vue biologique : la masse cumulée de tous les micro-organismes représente la moitié de la biomasse de notre planète et leur capacité à se déplacer est essentielle au bon fonctionnement de notre propre organisme et de celui de nombreux écosystèmes.
Le développement biomimétique de systèmes microscopiques auto-propulsés présente aussi des opportunités majeures dans le domaine biomédical avec la microchirurgie ou le traitement ciblé de certaines pathologies. C’est enfin un enjeu technologique important : si, par leur action collective à l’échelle microscopique, de tels micronageurs modifient des propriétés macroscopiques fondamentales du fluide qui les entoure, par exemple sa viscosité, cela ouvre la voie au développement de nouveaux fluides actifs dont les propriétés physiques pourraient être adaptées en temps réel via un contrôle du mouvement de microparticules ou colloïdes actifs.
REPÈRES
La tête d’une bactérie ne mesure pas plus de quelques microns ; elle nage dans son environnement (ex. : un océan ou notre propre organisme) au moyen d’un simple flagelle hélicoïdal dont la rotation engendre une force de poussée de l’ordre du piconewton (10-12 N). Presque rien… et pourtant de tels « micronageurs » peuvent profondément modifier les propriétés du fluide qui les entoure. Dans certaines conditions, ils peuvent même en annuler la viscosité effective, c’est-à-dire le frottement généré par le fluide sur une paroi. Comment quelque chose de si petit peut-il bien avoir un effet aussi détectable à notre échelle de perception ? La réponse tient en deux éléments : le transfert local à l’échelle microscopique d’énergie mécanique par la bactérie au fluide, et l’organisation et l’action collective d’un grand nombre de tels micro-organismes dans un petit volume de fluide.
Autophorèse : à la croisée de la mécanique des fluides et de la physicochimie
Cette thématique de recherche, centrée sur les écoulements et suspensions à des échelles si petites que la viscosité domine tout effet inertiel, est depuis quelques années en plein essor dans les activités du LadHyX, avec des centres d’intérêt aussi variés que la dynamique de fibres passives dans un écoulement, la microfluidique et son application à l’analyse biologique, la nage de bactéries ou la dynamique de bulles dans le verre.
Le projet CollectSwim, soutenu depuis 2017 et pour cinq ans par une bourse Starting Grant du European Research Council (ERC), regroupe quant à lui autour de Sébastien Michelin une équipe d’une demi-douzaine d’étudiants et postdoctorants dans le but de comprendre et modéliser la nage de microparticules et autres microgouttes actives, afin de contrôler leur comportement collectif et déterminer les caractéristiques de ces fluides actifs. Ces particules, qui peuvent être par exemple de simples billes de silice recouvertes d’une fine couche de catalyseur, peuvent paraître bien simples quand on les compare à la complexité biologique et moléculaire des micro-organismes. Pour nager, elles doivent néanmoins combiner deux propriétés physicochimiques essentielles.
La première propriété, dite mobilité phorétique, naît d’interactions à l’échelle nanométrique entre leur surface et les molécules constituant le fluide qui les entoure (ex. : forces de Van der Waals ou forces électrostatiques). Ces interactions attractives ou répulsives peuvent être plus ou moins fortes selon la concentration et la nature des composés chimiques en suspension au voisinage de la surface. Si cette concentration n’est pas homogène, un déséquilibre des forces engendre un écoulement au voisinage immédiat de la paroi, qui peut ainsi mettre la particule en mouvement dans la direction d’un contraste (ou gradient) de concentration chimique d’un soluté par exemple.
C’est la phorèse, phénomène responsable de la migration de particules colloïdales passives dans un gradient de sel par exemple. Un phénomène de principe équivalent est l’effet Marangoni par lequel un gradient thermochimique modifie la tension de surface d’une gouttelette et entraîne sa mise en mouvement. Une telle migration est cependant passive au sens où elle résulte seulement de l’application externe d’un gradient physico-chimique à une échelle souvent bien plus importante que celle de la particule.
Pour se propulser dans le fluide par leurs propres moyens, et donc « nager », ces particules doivent générer de tels gradients via leur activité chimique, seconde propriété, qui leur permet d’agir directement sur la concentration des espèces chimiques en solution, via une catalyse de surface par exemple, qui produit ou consomme de telles molécules. La combinaison de ces deux propriétés (mobilité et activité) permet à ces particules dites « autophorétiques » de convertir une énergie chimique ambiante en énergie mécanique, certes immédiatement dissipée par frottement visqueux, mais leur permettant néanmoins d’acquérir une vitesse propre et d’exercer un forçage mécanique sur le fluide environnant.
Une particule, deux particules, N particules…
Ces particules et gouttes nagent mais sont aussi fortement influencées par ce qui les entoure : leur mobilité leur confère la possibilité de migrer dans les gradients chimiques générés par leurs voisines ; de plus, elles dérivent avec l’écoulement généré par celles-ci, ce qui ouvre la voie à plusieurs types d’interactions chimiques et/ou hydrodynamiques à longue portée entre ces particules, mais aussi avec les éventuelles parois ou surfaces libres qui entourent le fluide actif. Comprendre de façon fine la propulsion d’une particule individuelle n’est donc pas seulement utile pour modéliser sa dynamique propre, mais aussi pour appréhender l’influence qu’elle a sur les particules qui l’entourent, et plus généralement sur la dynamique collective au sein d’une suspension de tels objets.
Au sein de l’équipe CollectSwim, certains étudiants et jeunes chercheurs s’intéressent à la dynamique individuelle et à sa modélisation, alors que d’autres développent de nouvelles approches méthodologiques et outils de simulation numérique pour analyser quantitativement la dynamique collective. Ces travaux s’effectuent en collaboration avec d’autres chercheurs du LadHyX, mais aussi au travers de nombreuses collaborations en France (ESPCI et université de Bordeaux), en Europe (universités de Cambridge et Birmingham) et aux États-Unis (University of Southern California).
Une meilleure compréhension de la dynamique des particules et gouttes actives
Un ingrédient essentiel pour la propulsion de microparticules est la brisure de symétrie avant-arrière dans le forçage mécanique qu’elles imposent au fluide et qui détermine leur direction de nage. Ici s’impose une polarité chimique au niveau de la particule : une particule sphérique homogène chimiquement est ainsi incapable de créer les contrastes surfaciques nécessaires à la mise en mouvement du fluide… et ce malgré son activité ! Pour nager, elle doit donc être asymétrique chimiquement (particules Janus dont une face seulement catalyse une réaction), ou compter sur ses voisines ! Les résultats récents obtenus au LadHyX ont ainsi démontré que des particules actives homogènes, incapables de nager individuellement, peuvent former des agrégats de forme complexe permettant une anisotropie de la répartition du soluté chimique et ainsi nager de manière collective.
Ces travaux ont de plus permis d’élucider plusieurs mystères de la dynamique des gouttes actives. Suivant des principes similaires aux particules chimiques, la dissolution lente de ces gouttes génère des gradients de tensioactifs locaux qui propulsent la goutte. Mais leur dynamique et sa modélisation sont beaucoup plus complexes, car la dynamique des surfactants (ou « tensioactifs ») est influencée directement par l’écoulement qu’ils génèrent, induisant un couplage non-linéaire fort et des obstacles mathématiques et numériques majeurs.
Les travaux menés dans le cadre du projet ont permis de quantifier le rôle de la déformabilité de ces gouttes, l’impact de leur structure interne sur la forme de leur trajectoire ou leurs interactions et rebonds sur une paroi avoisinante, en modélisant théoriquement et numériquement l’intégralité de l’écoulement autour de la goutte et le détail du transport physicochimique sous-jacent. Ces travaux peuvent aujourd’hui identifier les différentes briques essentielles à inclure dans des modèles plus « sobres » ou légers, et permettant d’étudier de grands nombres de particules.
“Des particules actives homogènes, incapables de nager individuellement,
peuvent former des agrégats de forme complexe et nager
de manière collective.”
Vers une caractérisation des fluides actifs… et de nouvelles applications ?
Les travaux actuels menés par l’équipe de S. Michelin s’attachent maintenant à la modélisation d’un grand nombre de particules, en mettant en œuvre la connaissance obtenue de leurs propriétés individuelles pour parvenir à une représentation réaliste et performante de leurs interactions. Comme beaucoup de suspensions actives, ces ensembles de particules peuvent mettre spontanément le fluide en mouvement à des échelles bien plus larges que leur taille, générant ainsi une forme de « turbulence » dont les propriétés de transport chimique fascinent les chercheurs et peuvent être utilisées pour accélérer le mélange d’une solution. Une fois les outils de simulation en place, l’objectif de ces recherches sera le contrôle de la dynamique collective, c’est-à-dire déterminer par exemple comment on peut provoquer, au travers d’une transition brutale dans l’organisation microscopique des particules, une modification significative de sa viscosité ou de sa conductivité électrique ou thermique.
C’est l’idée de base des fluides magnétorhéologiques pour les amortisseurs haut de gamme de certaines voitures (dont on ajuste en temps réel la viscosité en changeant via un champ magnétique l’orientation préférentielle des particules métalliques inertes qui le constituent). Bien au-delà d’une simple application rhéologique, l’activité des particules phorétiques, leurs propriétés d’organisation spontanée et leur capacité à réagir à des signaux chimiques extrêmement faibles confèrent à ces suspensions actives un potentiel applicatif prometteur, dans le développement aussi bien de nouvelles techniques microfluidiques que de systèmes de détection et de neutralisation d’une source chimique toxique ou polluante.
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