Vers le printemps
Postromantiques : Schoenberg, Fauré
Postromantiques : Schoenberg, Fauré
1901 : Vienne, capitale culturelle de l’Europe en paix, explose de créativité artistique et scientifique. Schoenberg a 26 ans et il esquisse les Gurrelieder, son chef‑d’œuvre absolu, œuvre presque parfaitement tonale qu’il terminera dix ans plus tard alors qu’il aura depuis longtemps abandonné le langage tonal pour la musique sérielle. 1921 : l’Europe en crise se remet mal de la guerre, l’Empire austro-hongrois n’est plus qu’un souvenir, Fauré a 77 ans, il est atteint de surdité, il mourra dans deux ans. Il termine son Quintette pour piano et cordes en ut mineur, son chef‑d’œuvre absolu, à la limite de l’atonalité.
Les Gurrelieder sont d’une certaine façon un opéra, proche de Tristan, même si la forme avouée hésite entre l’oratorio et la symphonie ; une œuvre démesurée – cinq solistes, trois chœurs, un orchestre gigantesque – conçue par un génie qui avait intériorisé tout Wagner, et qui, à la différence de Wagner, était chaleureux et épris d’humanisme.
Bien plus que la musique exquise et vaine de Richard Strauss, plus forts que les œuvres les plus vénéneuses de Mahler, les Gurrelieder, avec leur lyrisme généreux et subtil, sont le véritable adieu au romantisme. Simon Rattle, rigoureux comme Boulez et flamboyant comme Bernstein, vient de les enregistrer avec le Philharmonique de Berlin, et parmi les solistes, Karita Mattila, Anne-Sofie von Otter et Thomas Moser1. Un très grand disque.
Il n’y a sans doute pas d’œuvre musicale qui soit plus en symbiose avec La recherche du temps perdu que le Deuxième Quintette de Fauré, créé un an avant sa mort. Comme chez Proust, chaque phrase a été conçue avec une précision d’orfèvre ; l’œuvre, aux thèmes et aux harmonies ineffables, vous prend à la gorge dès les premières mesures, et ne vous lâche plus jusqu’à la fin, sans un instant de faiblesse, vous laissant un étrange et contradictoire sentiment à la fois d’épuisement, de sérénité et de désespoir.
Le Quatuor Rosamonde et le pianiste Emmanuel Strosser sont les interprètes inspirés des deux Quintettes avec piano – le premier, en ré mineur, tout aussi lyrique que le second mais plus traditionnel dans sa forme et son esprit – dans un disque tout récent2, un des plus remarquables de ces derniers mois.
Deux solistes
On a parlé ici naguère, à propos du Concerto pour violon de Brahms, de l’extraordinaire pouvoir de séduction qu’exerce le jeu de la jeune et belle Hilary Hahn. Celle-ci nous revient avec deux grands concertos du répertoire : celui de Mendelssohn et le n° 1 de Chostakovitch, enregistrés avec l’Orchestre Philharmonique d’Oslo3. On y retrouve la même grâce, la même gravité adolescente, la même fougue servies par une technique éblouissante. Hilary Hahn se confirme comme un des quatre ou cinq très grands violonistes de la nouvelle génération.
Autre jeune, autre très grand que le pianiste Piotr Anderszewski, qui vient d’enregistrer trois des Partitas de Bach4, pari risqué après tant d’interprétations célèbres dont celles de Lipatti, Weissenberg, Perahia. Si la version d’Anderszewski rejoint au panthéon des disques de Bach celles de ses aînés, c’est qu’il renouvelle ces pièces séduisantes et difficiles en associant au style pianistique la liberté d’ornements du clavecin, avec une perfection et une élégance rares. Les Partitas ne sont ni le Clavier bien tempéré ni l’Art de la fugue, mais des suites de danses écrites par Bach à Leipzig hors obligations paroissiales pour son Collegium Musicum, chefs‑d’œuvre modestes qui s’accommodent fort bien d’une certaine liberté de ton.
Vivaldi, encore
Après une éclipse de plusieurs décennies, on redécouvre Vivaldi, grâce, en particulier, à l’effort de renouvellement entrepris par Fabio Biondi et son Europa Galante, et aussi par Giuliano Carmignola et son Orchestre Baroque de Venise.
Vivaldi, on le sait, était un homme joyeux et probablement libertin, malgré son état, et sa musique est avant tout débordante de vitalité et de sensualité.
Fabio Biondi publie son enregistrement des Quatre Saisons d’il y a deux ans, auxquelles s’adjoignent le concerto Tempesta di mare et trois concertos pour deux et quatre violons de l’Estro armonico5, puis sept concertos pour divers instruments dont deux pour mandoline6.
Les trois concertos extraits de l’Estro armonico, qui servirent plus tard de matériau à Bach, sont de petits joyaux de la musique du XVIIIe siècle, riches d’inventions thématiques, harmoniques, rythmiques. Les concertos pour mandoline, apparemment destinés à son élève préférée Anna-Maria, sont tendres et… vénitiens. Mais la surprise vient des deux concertos pour divers instruments, dont théorbes, chalumeaux, violons “ en trombe marine ”, pièces monumentales aux recherches de timbres élaborées, écrites comme adieu à son orchestre de jeunes orphelines de La Pietà, témoins d’une créativité débordante et inégalée.
Carmignola, violoniste virtuose, s’attache à renouveler l’interprétation des concertos pour violon de Vivaldi en utilisant sur le violon baroque toutes les techniques du violon moderne, dont le vibrato, longtemps ignoré des baroqueux. Le troisième de ses disques consacrés aux derniers concertos pour violon7 est un modèle de la liberté qui émane de la musique baroque lorsque, tournant le dos à l’académisme, on lui applique ses propres traditions d’improvisation.
Une musique de joie, un feu d’artifice.
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1. 2 CD EMI 5 57303 2
2. 1 CD ARION PV 703 011
3. 1 CD SONY SK 89921
4. 1 CD VIRGIN 5 45526 2
5. 1 CD VIRGIN VERITAS 5 45565 2
6. 1 CD VIRGIN VERITAS 5 45527 2
7. 1 CD SONY SK 87733.