Vers une agriculture plus durable (extraits)
Agriculteurs et, plus encore, forestiers, peuvent prétendre que la notion de développement durable – il aurait mieux valu utiliser en français l’adjectif « soutenable », plus proche du sustainable anglais – n’est pas nouvelle, et qu’elle leur est familière depuis des lustres sous d’autres vocables. De tout temps, l’agriculteur a cherché à gérer son exploitation « en bon père de famille » en maintenant la fertilité des sols et avec les outils et les connaissances à sa portée.
Les gains de productivité du secteur peuvent à terme en précipiter la décadence
La conservation des sols reste la préoccupation de base de tous les agronomes. De même, en matière de gestion forestière, dans les forêts semi-naturelles aménagées qui constituent la quasi-totalité de l’espace forestier public de la France métropolitaine, l’objectif longtemps qualifié de « rendement soutenu » prend en compte aussi les composantes de ces écosystèmes autres que les arbres, ainsi que les interactions entre celles-ci. Une ordonnance forestière de Philippe de Valois de 1346 prescrivait déjà d’asseoir les coupes « de telle manière que les forêts (du domaine royal) se puissent perpétuellement soutenir en bon état ».
REPÈRES
Le développement durable est celui qui s’efforce de répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. C’est une responsabilité des générations actuelles vis-à-vis de leurs descendants. Nous avons des choix à faire pour éviter le pire et en avons encore la liberté. Il ne convient pas de priver les générations futures de cette même liberté. Et cela, à une échelle qui, de locale et marginale, est devenue planétaire.
Responsables et victimes
L’agriculture française qui, jusqu’au début du XIXe siècle, produisait avec pratiquement rien presque tout ce qui était nécessaire à la vie des collectivités – la quasi-totalité de l’alimentation, l’essentiel de l’énergie et des matières premières de l’industrie –, s’est retrouvée deux siècles plus tard ne produisant plus qu’une partie des ressources alimentaires et pratiquement plus rien pour l’industrie. Cela en consommant beaucoup plus d’intrants et beaucoup moins de travail.
Trois catégories de citoyens face à l’agriculture
Les agriculteurs. Le nombre total d’exploitations agricoles en France a diminué de 3,6% par an entre 1988, où il était d’un peu plus de 1 million, et 2007 où il n’était plus que de 500 000 environ. Rien ne permet d’affirmer que cette décroissance va s’arrêter. La situation des agriculteurs est très variable, mais nombre d’entre eux vivent une vie particulièrement dure comparée à celle des citadins.
Les transformateurs et commerçants de produits agricoles. Dans cette catégorie très diverse, de l’artisan ou détaillant à la grande industrie ou la grande distribution, les effectifs sont aussi en décroissance et l’investissement des individus est moins directement lié à un patrimoine, à une terre, à une plante, un animal ou un produit.
Les autres, c’est-à-dire, par rapport au secteur de l’agriculture, les consommateurs, ou encore, l’immense majorité des citoyens. Éloignés de l’acte de production agricole et de la transformation des produits, ils attendent de l’agriculture des services variés : alimentation bien sûr, mais aussi environnement, paysages, carburants, fibres, accueil pour les vacances, entretien de la « nature»… le tout au meilleur prix et sans contrainte dans leur vie quotidienne.
Ce secteur économique, qui fut longtemps perçu comme l’archétype du mode de vie traditionnelle, a connu une mutation considérable. Les agriculteurs sont devenus à la fois les responsables et les victimes d’un mode de développement non durable, en ayant à faire face à des réalités contredisant les fondements de leur sagesse : à savoir que l’accumulation du capital foncier n’est plus un gage de richesse, que la solidarité – dans le travail notamment – n’est plus indispensable, que la lente accumulation d’une épargne de sécurité ne suffit plus, que la performance technique ne s’accompagne pas nécessairement d’une bonne rémunération, et que les gains de productivité du secteur peuvent à terme en précipiter la décadence.
L’enjeu est clair, même si les solutions pour y parvenir ne le sont pas : ou l’agriculture s’intègre dans le développement durable, plus simplement est une agriculture qu’on pourra qualifier de durable, et nous avons des chances de maîtriser notre avenir ; ou elle ne l’est pas et nos descendants, de plus en plus nombreux et citadins, auront à faire face à des difficultés majeures pour satisfaire non seulement leurs besoins alimentaires, mais aussi leurs besoins en fibres végétales, en combustibles et énergies renouvelables ou encore, en matériaux de construction.
Concevoir l’agriculture durable
Les principes sous-tendant la définition du contenu de l’agriculture durable varient suivant les communautés nationales et leurs gouvernements. Ces principes peuvent être de nature purement politique : volonté d’indépendance alimentaire ; distribution plus ou moins équitable des revenus, notamment entre les citadins et les ruraux ; niveau de priorité donnée à la santé publique ou à l’aménagement du territoire ; priorité relative donnée à l’intérêt de la collectivité par rapport à celui des individus, etc.
Une société commerciale et une association d’agriculteurs et de consommateurs
Les politiques d’agriculture durable mises en oeuvre se doivent d’être souples car, en s’appuyant et en s’adressant à des catégories sociales différentes, elles mettent en avant les différences et les handicaps, elles distillent les soupçons et gravent des stigmates (du genre : « Les agriculteurs sont de dangereux pollueurs qui font fi de la santé de leurs concitoyens »). À ce jeu, les éleveurs et les agriculteurs, dont le nombre va en décroissant, sont peu avantagés. La subtilité et le pragmatisme devront prévaloir pour préserver la cohérence de la société et maintenir l’objectif général.
L’essor de l’agriculture biologique
Parmi toutes les approches visant une agriculture plus durable que l’agriculture conventionnelle actuelle, celles de l’agriculture durable sont les seules à avoir été codifiées et valorisées aux niveaux français et européen.
L’agriculture biologique émerge en France dans les années cinquante et, très rapidement, deux mouvements se dessinent : un courant agricole lié à une société commerciale (Lemaire- Boucher) et un mouvement associatif d’agriculteurs et de consommateurs (Nature et Progrès).
Dans les années soixante-dix, l’émergence de nouveaux courants d’idées et des changements sociologiques importants (résistance au productivisme agricole et à la société de consommation, prise de conscience des limites des ressources de la planète et crise pétrolière) ont beaucoup influencé le développement de l’agriculture biologique et provoqué des scissions multiples au sein des organisations professionnelles. À partir des années quatre-vingt- dix, des crises sanitaires imputées à des produits d’usage courant, des atteintes à la biosphère, des interdictions plus ou moins justifiées de nombreux produits entraînent des mouvements d’opinion en faveur de l’agriculture biologique et un accroissement de la demande de produits qui en sont issus.
Une normalisation européenne
La normalisation de l’agriculture biologique débute en France par l’adoption de la loi d’orientation agricole de 1980 qui, bien que n’utilisant pas le vocable « agriculture biologique », précise que « les cahiers des charges définissant les conditions de production de l’agriculture n’utilisant pas de produits chimiques de synthèse peuvent être homologués par arrêté du ministre de l’Agriculture ». Dès 1990 la France, pionnière en ce point, valide un cahier des charges public pour les productions animales. À partir de 1991, l’agriculture biologique fait l’objet de cahiers des charges pour les productions végétales régis au niveau européen, et, en 2000, pour les productions animales.
Un impact sur la productivité
Les contraintes réglementaires ont un impact certain sur la productivité agricole
Le cahier des charges du dernier règlement européen (2007) peut être résumé très schématiquement comme suit. L’utilisation de produits chimiques de synthèse est généralement interdite tant pour la fertilisation que pour la défense des cultures et le traitement des animaux. Les semences et plants utilisés doivent être issus de l’AB. La durabilité du système est fondée sur des rotations pluriannuelles. L’élevage hors sol est interdit ; les animaux doivent être nés sur l’exploitation ou provenir d’une exploitation en agriculture biologique. Ils doivent être nourris avec au moins 50% d’aliments produits sur l’exploitation, ou en coopération avec des opérateurs de la même région selon le principe du lien au sol. La charge animale par unité de surface est limitée. Les organismes génétiquement modifiés (OGM) tant en production végétale qu’animale sont interdits.
Un repas bio par semaine
Le Grenelle de l’Environnement a envoyé un message très favorable à l’agriculture biologique en préconisant « un repas bio par semaine dans la restauration collective » et en prévoyant d’augmenter les surfaces certifiées en France pour atteindre 6 % de la surface agricole utile en 2012 et 20% en 2020. De plus, la consommation en produits « bio » augmentant, il est nécessaire de faire appel à des importations, essentiellement en fruits et légumes et produits transformés. D’après l’Agence Bio, l’année 2008 a été une année charnière car, après quelques années de stagnation, les surfaces en agriculture biologique ont recommencé à augmenter de façon significative (+ 4,8% par rapport à 2007) et la consommation a bondi de 25%. La demande des consommateurs est donc croissante. Le dernier baromètre de consommation et de perception des produits biologiques en France de l’Agence Bio donne les motivations d’achat suivantes : préserver la santé 95%, préserver l’environnement 94%, qualité et goût des produits 87%, raisons éthiques 72%.
Ces contraintes réglementaires ont, dans les conditions actuelles de la technologie, un impact certain sur la productivité agricole, impact relativement bien évalué en grande culture et en arboriculture fruitière, mais plus difficile à appréhender en culture légumière ainsi qu’en élevage, du fait de la grande variabilité des systèmes de production.
Par exemple, les diminutions de rendement en France sont en moyenne de l’ordre de 50% en blé et de 35% en maïs, l’écart étant plus grand lorsque les rendements en agriculture conventionnelle sont plus élevés.
En arboriculture fruitière les diminutions de rendement sont en moyenne de 30 %, mais la variabilité est très grande et, dans des conditions de pression parasitaire très forte, la récolte peut être compromise. De même la productivité est généralement plus faible en production animale, par exemple de l’ordre de 30% par vache laitière en Normandie, si on la compare à un élevage laitier intensif.
Agriculture biologique et agriculture intégrée
L’agriculture durable, modèle pionnier et moteur en matière de durabilité, peut servir de laboratoire pour la recherche agronomique et l’innovation en agriculture. Il faut donc profiter de la demande sociétale et du soutien des gouvernements pour intensifier la recherche sur la diminution d’intrants, le développement de variétés encore mieux adaptées aux stress biotiques et abiotiques, le maintien de la fertilité des sols et le respect de la biodiversité tant au niveau de la parcelle que du territoire. Cette recherche devrait permettre d’améliorer les performances de l’agriculture biologique et surtout de développer une agriculture intégrée de bonne productivité et durable, agriculture intégrée qui a déjà fait ses preuves dans certaines situations et apporte les principaux avantages de l’AB sans ses trop fortes contraintes.
Agriculture durable et génétique
Connaissances et outils de la génétique sont aujourd’hui très utilisés en agriculture. On peut citer deux exemples parmi beaucoup d’autres : création chez les ovins de races à viande différentes des races à laine, entretien d’une large gamme de lignées de maïs susceptibles d’être croisées pour produire des hybrides performants. Le « progrès génétique » est continuel et résulte d’une activité de sélection qui s’exerce sur un monde vivant en perpétuelle évolution.
Depuis le début du XXe siècle, les concepts et les méthodes utilisés – ceux de la génétique des populations, de la génétique quantitative, de la génétique écologique – ont bien prouvé leur pertinence et leur efficacité. Rien ne permet de penser qu’ils ne continueront pas à rendre d’éminents services dans les décennies qui viennent.
L’utilisation des gènes via l’ADN
Les généticiens et les sélectionneurs ont encore bien des services à rendre à l’agriculture durable de demain
L’ADN, les connaissances et les technologies afférentes ont ouvert la voie à une amélioration génétique plus directe et plus rapide des animaux et des plantes. Le sélectionneur a eu un accès pointu au gène, à sa fonction et à sa spécificité via l’ADN. Il s’est affranchi aussi en partie des contraintes temporelles de l’amélioration traditionnelle. Le temps de Dolly et des plantes OGM est venu. Il est possible d’apporter une fonction « à la demande» ; on élabore ainsi des maïs Bt résistant à la pyrale. L’approche est pertinente, efficace et généralisable. Elle rencontre cependant des oppositions dans la société car elle est perçue comme une transgression d’un ordre biologique et idéologique. Techniquement il existe bien, au profit de l’agriculture et pour les décennies qui viennent, un avenir pour ces démarches, mais il est essentiellement dépendant des nécessités et circonstances politiques et sociales.
Une situation d’innovation
Pour un avenir plus lointain, une troisième voie d’amélioration génétique des plantes et des animaux se prépare. Les bases conceptuelles et technologiques se mettent en place aujourd’hui : génomique, protéomique, cellules souches, cultures in vitro et in vivo, épigénétique, etc.
Une démarche graduelle et progressive
En l’absence de solution universelle, le pragmatisme amène à soutenir, sans a priori idéologique, la démarche graduelle qui cherche à régler les problèmes les uns après les autres, à évaluer et faire évoluer périodiquement l’application d’une politique d’agriculture durable. Et l’on comprend que, face à la complexité des situations, un faisceau d’approches diverses mais cohérentes soit proposé. À côté des pratiques de l’agriculture conventionnelle qui dominent actuellement, ont été ainsi conçues et appliquées dans les vingt dernières années les démarches codifiées de « l’agriculture biologique », des approches moins formalisées dites « d’agriculture raisonnée », ou encore « d’agriculture de précision » visant à optimiser l’usage des intrants, ainsi que des approches intégrées de gestion des territoires ruraux ressuscitant et adaptant des pratiques anciennes dont on a eu trop tendance à négliger le bien-fondé, comme l’agroforesterie.
La question est de savoir comment un généticien, un sélectionneur, peut répondre à une demande toujours non satisfaite ou totalement nouvelle des agriculteurs.
La construction part de caractéristiques génériques minimales (par exemple une plante ornementale, une couleur des fleurs) à partir desquelles on réalise une expansion intellectuelle sur la base des connaissances et techniques disponibles. Cette base est telle aujourd’hui qu’il est possible d’envisager non pas une (comme dans le cas des OGM), mais tout un ensemble de solutions.
Des progrès possibles dès aujourd’hui
Les connaissances et les techniques autorisent à imaginer et innover pour développer une agriculture de plus en plus durable. Aujourd’hui, il est possible d’identifier des orientations souhaitables, comme la mise en place d’une codification et d’une valorisation de « l’agriculture raisonnée » à l’instar de ce qui a été fait pour l’agriculture biologique ; le suivi d’indicateurs d’impact de l’agriculture sur l’environnement (par exemple les teneurs en minéraux et en pesticides dans les eaux) pour rectifier si nécessaire certaines pratiques agricoles ; l’application de politiques et schémas d’aménagement du territoire visant à un bon équilibre villes-campagnes et à une cohabitation harmonieuse des ruraux, néoruraux et citadins. Cependant, il faut être conscient que, sur les moyen et long termes, ces orientations valides aujourd’hui devront être revues et complétées par d’autres au fil du temps afin que les activités agricoles demeurent à la fois « écologiquement saines, économiquement viables et socialement acceptables ».
En accord avec Guy Paillotin (60), secrétaire perpétuel de l’Académie, cet article a été préparé par Jean-Claude Mounolou, membre titulaire de l’Académie, Christian Ferault, vice-secrétaire, et Jean-Paul Lanly (57), trésorier perpétuel. Le texte emprunte aux travaux récents de l’Académie sur le développement durable en agriculture et l’agriculture biologique, notamment ceux coordonnés par (ordre alphabétique) René Groussard, Jean-Claude Ignazi, Bernard Le Buanec, Pierre Marsal et Guy Paillotin.