Réseau en nid-d’abeilles

Vers une seconde révolution quantique dans les nanosciences

Dossier : La PhysiqueMagazine N°721 Janvier 2017
Par Pascale SENELLART (X93)

Un article com­plé­men­taire du pré­cé­dent où l’on décrit les nom­breuses appli­ca­tions envi­sa­gées en exploi­tant la cohé­rence ou l’in­tri­ca­tion quan­tique : construire un réseau de com­mu­ni­ca­tions confi­den­tiel ; simu­ler le non-modé­li­sable ; faire de la lumière à un seul pho­ton ; déve­lop­per des cap­teurs de taille nanométrique…

Les prin­cipes et les appli­ca­tions de la méca­nique quan­tique ont dura­ble­ment modi­fié notre vie et sont au cœur de nom­breux objets de notre quo­ti­dien : tran­sis­tors, laser, GPS, etc.

Les nanos­ciences ont eu un rôle déter­mi­nant dans cette révo­lu­tion tech­no­lo­gique en per­met­tant la minia­tu­ri­sa­tion à l’extrême des composants.

“ Ces composants n’exploitent pas encore les propriétés les plus spectaculaires de la mécanique quantique ”

Ce sont des micro­cap­teurs optiques, élec­triques, méca­niques qui font aujourd’hui de nos télé­phones por­tables de puis­sants ordi­na­teurs capables de réagir au moindre mou­ve­ment, son, rayon de lumière.

Si cette révo­lu­tion tech­no­lo­gique est loin d’être ache­vée, avec tou­jours plus de minia­tu­ri­sa­tion, de puis­sance de cal­cul et l’apparition de nou­velles tech­no­lo­gies, par exemple à base de poly­mères, une autre révo­lu­tion se pré­pare dans les laboratoires.

En effet, ces com­po­sants reposent en grande par­tie sur la pos­si­bi­li­té de struc­tu­rer la lumière et la matière à l’échelle micro et nano­mé­trique. Les lasers à semi-conduc­teurs, les pixels des camé­ras font quelques micro­mètres de large, les tran­sis­tors font quelques dizaines de nano­mètres. Ce confi­ne­ment ultime de la lumière et des élec­trons donne lieu à des niveaux d’énergie bien défi­nis (quan­ti­fiés).

Cepen­dant, tous ces com­po­sants n’exploitent pas encore les pro­prié­tés qui ont fas­ci­né les fon­da­teurs de la méca­nique quan­tique au début du ving­tième siècle.

REPÈRES

On dit que deux particules, par exemple deux photons, sont dans un état quantique intriqué, lorsque toute mesure sur l’un des photons déterminera l’état de l’autre, quand bien même ces photons seraient séparés de plusieurs dizaines de kilomètres.
La cohérence et l’intrication quantique ont été largement étudiées dans des systèmes physiques modèles, notamment ceux à base d’atomes ultra-froids (voir article Aspect et Grangier).

COMMENT EXPLOITER LA COHÉRENCE OU L’INTRICATION QUANTIQUE ?

La méca­nique quan­tique a en effet intro­duit l’idée qu’on ne peut plus décrire la tra­jec­toire d’une par­ti­cule comme on le fait en phy­sique clas­sique, c’est-à-dire connaître à tout ins­tant sa posi­tion et sa vitesse. L’état d’une par­ti­cule est don­né par sa fonc­tion d’onde, qui per­met d’accéder à une pro­ba­bi­li­té de pré­sence en un point don­né, à un ins­tant don­né, et qui peut éga­le­ment don­ner lieu à des pro­ces­sus d’interférences entre dif­fé­rents che­mins pos­sibles, comme pour une onde lumineuse.

“ Manipuler l’état quantique individuel du support de l’information puis connecter plusieurs bits ”

La cohé­rence quan­tique, cen­trale pour ces inter­fé­rences quan­tiques, est encore lar­ge­ment inex­ploi­tée dans les com­po­sants d’aujourd’hui. Une autre pro­prié­té remar­quable de la méca­nique quan­tique encore inex­ploi­tée est l’intrication, une pro­prié­té au cœur des expé­riences de téléportation.

Les der­niers pro­grès dans les nano­tech­no­lo­gies et nanos­ciences per­mettent aujourd’hui de fabri­quer des com­po­sants minia­tures qui béné­fi­cient de ces pro­prié­tés de cohé­rence quan­tique et d’intrication. Cela est tout à fait remar­quable, car la cohé­rence quan­tique est très fra­gile et dif­fi­cile à pré­ser­ver dans des sys­tèmes à l’état solide consti­tués de mil­liards de mil­liards d’atomes.

Les objec­tifs, et les pro­messes, ici sont variés : construire l’ordinateur ou le cal­cu­la­teur quan­tique du futur, déve­lop­per un réseau de com­mu­ni­ca­tions où la confi­den­tia­li­té des infor­ma­tions serait garan­tie par les lois de la méca­nique quan­tique, etc.

Image obte­nue au micro­scope élec­tro­nique à balayage (MEB) mon­trant un réseau en nid‑d’abeilles où chaque micro­pi­lier confine des pho­tons qui peuvent pas­ser d’un pilier à l’autre. La géo­mé­trie confère aux pho­tons des pro­prié­tés très simi­laires à celles des élec­trons dans le gra­phène et per­met de simu­ler le trans­port des élec­trons avec des para­mètres contrôlés.
© CNRS, UNIVERSITÉ PARIS-SACLAY, C2N

POLARITONS

Ces structures contiennent des puits quantiques insérés dans une microcavité optique piégeant la lumière. À la différence des lasers conventionnels, les structures à polaritons permettent d’obtenir des états intriqués lumière-matière aux propriétés très intéressantes. En effet, leur partie « matière », ajustable à volonté, permet de contrôler le degré d’interaction entre les particules.

SIMULER LE NON-MODÉLISABLE

Si réa­li­ser un ordi­na­teur quan­tique est encore un objec­tif très ambi­tieux – car il sup­pose de contrô­ler cette cohé­rence quan­tique pour un nombre impor­tant de par­ti­cules (envi­ron une cen­taine) – il existe des tâches inter­mé­diaires acces­sibles aux sys­tèmes d’aujourd’hui.

Il s’agit non pas de cal­cu­ler mais de simu­ler des situa­tions phy­siques impos­sibles à modé­li­ser avec des ordi­na­teurs clas­siques très puis­sants. Ces simu­la­tions quan­tiques repro­duisent, dans un sys­tème contrô­lé, des situa­tions que l’on veut étu­dier mais qu’on ne peut modéliser.

La simu­la­tion quan­tique peut être réa­li­sée avec des com­po­sants semi-conduc­teurs de taille micro­mé­trique, telles les struc­tures à « pola­ri­tons de cavi­té », proches des micro­la­sers à émis­sion verticale.

Il est pos­sible de créer des états de pola­ri­tons en inter­ac­tion pré­sen­tant une cohé­rence quan­tique sur des tailles de plu­sieurs cen­taines de microns. Ain­si, en uti­li­sant les pro­cé­dés de nano­fa­bri­ca­tion, il est pos­sible de don­ner une forme abso­lu­ment arbi­traire à ces struc­tures de pola­ri­tons et d’étudier les états cohé­rents d’une telle structure.

Les cher­cheurs peuvent ain­si simu­ler un gra­phène arti­fi­ciel et étu­dier l’incidence des inter­ac­tions sur les pro­prié­tés de trans­port, les phé­no­mènes de trans­port au bord du cris­tal, etc.

PAS À PAS VERS L’ORDINATEUR QUANTIQUE

Pour aller pro­gres­si­ve­ment vers un cal­cu­la­teur quan­tique, les cher­cheurs déve­loppent des briques élé­men­taires d’information, le bit quan­tique, ain­si que diverses méthodes pour réa­li­ser des opé­ra­tions quantiques.

Processeur à quatre bits quantiques
Image au micro­scope optique d’un pro­ces­seur à quatre bits quan­tiques (Q1-Q4). Pour chaque bit quan­tique, un cir­cuit élec­trique supra­con­duc­teur per­met de contrô­ler l’état du bit et de le mesu­rer à la fin du cal­cul. Une ligne de trans­mis­sion reliant les 4 bits quan­tiques per­met de réa­li­ser des opé­ra­tions logiques entre eux. © CEA-SPEC

QUBITS SUPRACONDUCTEURS

Il s’agit de circuits de quelques millimètres, réalisés par lithographie électronique avec une précision nanométrique. La géométrie du circuit et des contacts définit à la fois les bits quantiques et les résonateurs micro- ondes permettant de réaliser des opérations logiques (cf. p. 18).

De très nom­breux sys­tèmes sont explo­rés à l’état solide pour réa­li­ser un tel bit quan­tique : un élec­tron unique dans un maté­riau semi-conduc­teur, le spin d’une charge dans divers maté­riaux (dia­mant, sili­cium), une exci­ta­tion élé­men­taire d’un cir­cuit supra­con­duc­teur, etc. L’enjeu est alors de mani­pu­ler l’état quan­tique indi­vi­duel du sup­port de l’information, puis de connec­ter plu­sieurs bits d’information.

Une approche lar­ge­ment explo­rée consiste à uti­li­ser le champ élec­tro­ma­gné­tique pour à la fois contrô­ler l’état d’un bit quan­tique et réa­li­ser des portes logiques entre plu­sieurs bits. Un sys­tème très avan­cé dans ce domaine est par exemple celui des qubits supraconducteurs.

FAIRE DE LA LUMIÈRE À UN SEUL PHOTON

En paral­lèle, des archi­tec­tures de réseaux sont explo­rées pour relier dif­fé­rents dis­po­si­tifs quantiques.

“ Il est possible de fabriquer des atomes artificiels qui émettent des photons un par un ”

Ici, comme pour les com­mu­ni­ca­tions clas­siques, la lumière est le vec­teur d’information de choix, pro­met­tant à terme de trans­mettre l’information sur de longues dis­tances. Natu­rel­le­ment, la lumière doit alors elle aus­si pré­sen­ter des carac­té­ris­tiques quan­tiques afin de garan­tir la cohé­rence sur l’ensemble du réseau.

Dans le domaine des com­mu­ni­ca­tions clas­siques, l’information est trans­mise grâce à des impul­sions laser, chaque impul­sion conte­nant un grand nombre de pho­tons. Pour trans­mettre l’information au niveau quan­tique, une approche est d’utiliser des impul­sions qui ne contiennent qu’un et un seul photon.

Sources de photons uniques
À gauche : image au MEB d’une source de pho­tons uniques en forme de nano­trom­pette. La boîte quan­tique est située en bas de la trom­pette et pla­cée au-des­sus d’un miroir d’or, ce qui per­met de col­lec­ter effi­ca­ce­ment les pho­tons. © CEA-INAC
À droite : image au MEB d’une source de pho­tons uniques contrô­lée élec­tri­que­ment : la boîte quan­tique est pla­cée au centre de la cavi­té et la forme en croix per­met d’appliquer un champ élec­trique qui réduit le bruit et pré­serve la cohé­rence quan­tique. © CNRS, UNIVERSITÉ PARIS-SACLAY, C2N

De telles sources peuvent être obte­nues avec un seul atome : la struc­ture de niveaux ato­miques garan­tit l’émission d’un seul pho­ton à la fois. Cepen­dant, iso­ler et pié­ger un seul atome, ne serait-ce que quelques secondes, est un tour de force. Les nano­tech­no­lo­gies per­mettent de repro­duire cette situa­tion dans des maté­riaux artificiels.

En uti­li­sant les mêmes tech­niques qui per­mettent de réa­li­ser des diodes élec­tro­lu­mi­nes­centes, il est pos­sible de fabri­quer des atomes arti­fi­ciels appe­lés « boîtes quan­tiques » qui émettent des pho­tons un par un.

Pour obte­nir une source effi­cace, il faut col­lec­ter chaque pho­ton émis. De plus, il faut que ces pho­tons pré­sentent cette fameuse cohé­rence qui garan­tit la nature quan­tique de la mani­pu­la­tion de l’information, condi­tion dif­fi­cile pour des atomes arti­fi­ciels insé­rés dans un maté­riau où les atomes vibrent et des charges fluctuent.

Petit à petit, en uti­li­sant toutes les pos­si­bi­li­tés offertes par les nano­tech­no­lo­gies, ces com­po­sants voient le jour. En pla­çant la boîte quan­tique dans des struc­tures pho­to­niques telles des nano­trom­pettes ou des micro­ca­vi­tés très proches des struc­tures de laser à cavi­té ver­ti­cale, les cher­cheurs ont mon­tré qu’ils pou­vaient col­lec­ter chaque pho­ton unique émis avec une effi­ca­ci­té de 80 %.

Tout récem­ment, il a été mon­tré qu’il était pos­sible de s’affranchir des vibra­tions méca­niques et élec­triques et d’obtenir des pho­tons par­fai­te­ment cohé­rents, de même qua­li­té que ceux pro­duits par un seul atome iso­lé, mais ici obte­nus avec les tech­no­lo­gies de l’optoélectronique.

VERS UNE NOUVELLE RÉVOLUTION DANS LES MICROCAPTEURS

“ Une mesure toujours plus précise du temps, du champ magnétique, du mouvement, etc. ”

Enfin, la seconde révo­lu­tion quan­tique pour­rait avoir de nom­breuses appli­ca­tions dans le vaste domaine des cap­teurs, per­met­tant des mesures tou­jours plus pré­cises du temps, du champ magné­tique ou élec­trique, du mou­ve­ment, etc. Une telle révo­lu­tion se pré­pare éga­le­ment dans le domaine des microcapteurs.

Il est ain­si pos­sible de mesu­rer des champs magné­tiques infimes en mesu­rant les pro­prié­tés de spin de défauts dans un nano­cris­tal de diamant.

Il est aus­si pos­sible de réa­li­ser des micro­cap­teurs de force dans les maté­riaux semi-conduc­teurs. Le cap­teur est un petit disque de semi-conduc­teur de quelques micro­mètres de dia­mètre por­té par un pied de quelques cen­taines de nano­mètres. Ce petit disque est un réso­na­teur méca­nique cou­plé à la lumière.

Capteur de force ultime
Image au MEB d’un micro­ré­so­na­teur méca­nique pou­vant réa­li­ser un cap­teur de force ultime. Le réso­na­teur méca­nique est un micro­disque dont les vibra­tions sont contrô­lées et mesu­rées grâce à la lumière qui cir­cule dans le guide optique qui l’entoure. La struc­ture ver­ti­cale en plu­sieurs niveaux per­met d’isoler le réso­na­teur du sub­strat. © CNRS, UNIVERSITÉ PARIS-DIDEROT, MPQ

BOÎTE QUANTIQUE

Il s’agit d’amas de taille nanométrique de matériau semi-conducteur dans une matrice constituée d’un autre matériau. L’objet contient environ dix mille atomes d’indium, de gallium et d’arsenic mais se comporte en pratique comme un seul et unique atome.

Un guide optique courbe sus­pen­du, de quelques cen­taines de nano­mètres de large, entoure le disque afin de cou­pler effi­ca­ce­ment la lumière au disque. De la mesure de l’intensité lumi­neuse trans­mise par ce guide on déduit celle des vibra­tions méca­niques du disque et on les contrôle.

On peut ain­si ren­for­cer les oscil­la­tions méca­niques du disque avec de la lumière ou, inver­se­ment, les amor­tir. Dans ce régime où le disque ne vibre presque plus (le régime quan­tique pour les vibra­tions), toute per­tur­ba­tion exté­rieure pour­ra être détec­tée avec une très grande sen­si­bi­li­té. De tels com­po­sants pour­ront avoir des appli­ca­tions mul­tiples pour les mesures de force par exemple en sis­mo­lo­gie ou pour la détec­tion en milieu biologique.

La grande flexi­bi­li­té offerte par la science des maté­riaux et les pos­si­bi­li­tés infi­nies des nano­tech­no­lo­gies per­mettent un contrôle tou­jours plus grand de sys­tèmes quan­tiques minia­tures. Gui­dés par les tra­vaux pion­niers des cher­cheurs en phy­sique ato­mique, les cher­cheurs et ingé­nieurs des nanos­ciences ont une grande palette d’outils et de concepts à leur dis­po­si­tion pour fabri­quer petit à petit des com­po­sants de la seconde révo­lu­tion quantique.

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