Vers une seconde révolution quantique dans les nanosciences
Un article complémentaire du précédent où l’on décrit les nombreuses applications envisagées en exploitant la cohérence ou l’intrication quantique : construire un réseau de communications confidentiel ; simuler le non-modélisable ; faire de la lumière à un seul photon ; développer des capteurs de taille nanométrique…
Les principes et les applications de la mécanique quantique ont durablement modifié notre vie et sont au cœur de nombreux objets de notre quotidien : transistors, laser, GPS, etc.
Les nanosciences ont eu un rôle déterminant dans cette révolution technologique en permettant la miniaturisation à l’extrême des composants.
“ Ces composants n’exploitent pas encore les propriétés les plus spectaculaires de la mécanique quantique ”
Ce sont des microcapteurs optiques, électriques, mécaniques qui font aujourd’hui de nos téléphones portables de puissants ordinateurs capables de réagir au moindre mouvement, son, rayon de lumière.
Si cette révolution technologique est loin d’être achevée, avec toujours plus de miniaturisation, de puissance de calcul et l’apparition de nouvelles technologies, par exemple à base de polymères, une autre révolution se prépare dans les laboratoires.
En effet, ces composants reposent en grande partie sur la possibilité de structurer la lumière et la matière à l’échelle micro et nanométrique. Les lasers à semi-conducteurs, les pixels des caméras font quelques micromètres de large, les transistors font quelques dizaines de nanomètres. Ce confinement ultime de la lumière et des électrons donne lieu à des niveaux d’énergie bien définis (quantifiés).
Cependant, tous ces composants n’exploitent pas encore les propriétés qui ont fasciné les fondateurs de la mécanique quantique au début du vingtième siècle.
REPÈRES
On dit que deux particules, par exemple deux photons, sont dans un état quantique intriqué, lorsque toute mesure sur l’un des photons déterminera l’état de l’autre, quand bien même ces photons seraient séparés de plusieurs dizaines de kilomètres.
La cohérence et l’intrication quantique ont été largement étudiées dans des systèmes physiques modèles, notamment ceux à base d’atomes ultra-froids (voir article Aspect et Grangier).
COMMENT EXPLOITER LA COHÉRENCE OU L’INTRICATION QUANTIQUE ?
La mécanique quantique a en effet introduit l’idée qu’on ne peut plus décrire la trajectoire d’une particule comme on le fait en physique classique, c’est-à-dire connaître à tout instant sa position et sa vitesse. L’état d’une particule est donné par sa fonction d’onde, qui permet d’accéder à une probabilité de présence en un point donné, à un instant donné, et qui peut également donner lieu à des processus d’interférences entre différents chemins possibles, comme pour une onde lumineuse.
“ Manipuler l’état quantique individuel du support de l’information puis connecter plusieurs bits ”
La cohérence quantique, centrale pour ces interférences quantiques, est encore largement inexploitée dans les composants d’aujourd’hui. Une autre propriété remarquable de la mécanique quantique encore inexploitée est l’intrication, une propriété au cœur des expériences de téléportation.
Les derniers progrès dans les nanotechnologies et nanosciences permettent aujourd’hui de fabriquer des composants miniatures qui bénéficient de ces propriétés de cohérence quantique et d’intrication. Cela est tout à fait remarquable, car la cohérence quantique est très fragile et difficile à préserver dans des systèmes à l’état solide constitués de milliards de milliards d’atomes.
Les objectifs, et les promesses, ici sont variés : construire l’ordinateur ou le calculateur quantique du futur, développer un réseau de communications où la confidentialité des informations serait garantie par les lois de la mécanique quantique, etc.
Image obtenue au microscope électronique à balayage (MEB) montrant un réseau en nid‑d’abeilles où chaque micropilier confine des photons qui peuvent passer d’un pilier à l’autre. La géométrie confère aux photons des propriétés très similaires à celles des électrons dans le graphène et permet de simuler le transport des électrons avec des paramètres contrôlés.
© CNRS, UNIVERSITÉ PARIS-SACLAY, C2N
POLARITONS
Ces structures contiennent des puits quantiques insérés dans une microcavité optique piégeant la lumière. À la différence des lasers conventionnels, les structures à polaritons permettent d’obtenir des états intriqués lumière-matière aux propriétés très intéressantes. En effet, leur partie « matière », ajustable à volonté, permet de contrôler le degré d’interaction entre les particules.
SIMULER LE NON-MODÉLISABLE
Si réaliser un ordinateur quantique est encore un objectif très ambitieux – car il suppose de contrôler cette cohérence quantique pour un nombre important de particules (environ une centaine) – il existe des tâches intermédiaires accessibles aux systèmes d’aujourd’hui.
Il s’agit non pas de calculer mais de simuler des situations physiques impossibles à modéliser avec des ordinateurs classiques très puissants. Ces simulations quantiques reproduisent, dans un système contrôlé, des situations que l’on veut étudier mais qu’on ne peut modéliser.
La simulation quantique peut être réalisée avec des composants semi-conducteurs de taille micrométrique, telles les structures à « polaritons de cavité », proches des microlasers à émission verticale.
Il est possible de créer des états de polaritons en interaction présentant une cohérence quantique sur des tailles de plusieurs centaines de microns. Ainsi, en utilisant les procédés de nanofabrication, il est possible de donner une forme absolument arbitraire à ces structures de polaritons et d’étudier les états cohérents d’une telle structure.
Les chercheurs peuvent ainsi simuler un graphène artificiel et étudier l’incidence des interactions sur les propriétés de transport, les phénomènes de transport au bord du cristal, etc.
PAS À PAS VERS L’ORDINATEUR QUANTIQUE
Pour aller progressivement vers un calculateur quantique, les chercheurs développent des briques élémentaires d’information, le bit quantique, ainsi que diverses méthodes pour réaliser des opérations quantiques.
Image au microscope optique d’un processeur à quatre bits quantiques (Q1-Q4). Pour chaque bit quantique, un circuit électrique supraconducteur permet de contrôler l’état du bit et de le mesurer à la fin du calcul. Une ligne de transmission reliant les 4 bits quantiques permet de réaliser des opérations logiques entre eux. © CEA-SPEC
QUBITS SUPRACONDUCTEURS
Il s’agit de circuits de quelques millimètres, réalisés par lithographie électronique avec une précision nanométrique. La géométrie du circuit et des contacts définit à la fois les bits quantiques et les résonateurs micro- ondes permettant de réaliser des opérations logiques (cf. p. 18).
De très nombreux systèmes sont explorés à l’état solide pour réaliser un tel bit quantique : un électron unique dans un matériau semi-conducteur, le spin d’une charge dans divers matériaux (diamant, silicium), une excitation élémentaire d’un circuit supraconducteur, etc. L’enjeu est alors de manipuler l’état quantique individuel du support de l’information, puis de connecter plusieurs bits d’information.
Une approche largement explorée consiste à utiliser le champ électromagnétique pour à la fois contrôler l’état d’un bit quantique et réaliser des portes logiques entre plusieurs bits. Un système très avancé dans ce domaine est par exemple celui des qubits supraconducteurs.
FAIRE DE LA LUMIÈRE À UN SEUL PHOTON
En parallèle, des architectures de réseaux sont explorées pour relier différents dispositifs quantiques.
“ Il est possible de fabriquer des atomes artificiels qui émettent des photons un par un ”
Ici, comme pour les communications classiques, la lumière est le vecteur d’information de choix, promettant à terme de transmettre l’information sur de longues distances. Naturellement, la lumière doit alors elle aussi présenter des caractéristiques quantiques afin de garantir la cohérence sur l’ensemble du réseau.
Dans le domaine des communications classiques, l’information est transmise grâce à des impulsions laser, chaque impulsion contenant un grand nombre de photons. Pour transmettre l’information au niveau quantique, une approche est d’utiliser des impulsions qui ne contiennent qu’un et un seul photon.
À gauche : image au MEB d’une source de photons uniques en forme de nanotrompette. La boîte quantique est située en bas de la trompette et placée au-dessus d’un miroir d’or, ce qui permet de collecter efficacement les photons. © CEA-INAC
À droite : image au MEB d’une source de photons uniques contrôlée électriquement : la boîte quantique est placée au centre de la cavité et la forme en croix permet d’appliquer un champ électrique qui réduit le bruit et préserve la cohérence quantique. © CNRS, UNIVERSITÉ PARIS-SACLAY, C2N
De telles sources peuvent être obtenues avec un seul atome : la structure de niveaux atomiques garantit l’émission d’un seul photon à la fois. Cependant, isoler et piéger un seul atome, ne serait-ce que quelques secondes, est un tour de force. Les nanotechnologies permettent de reproduire cette situation dans des matériaux artificiels.
En utilisant les mêmes techniques qui permettent de réaliser des diodes électroluminescentes, il est possible de fabriquer des atomes artificiels appelés « boîtes quantiques » qui émettent des photons un par un.
Pour obtenir une source efficace, il faut collecter chaque photon émis. De plus, il faut que ces photons présentent cette fameuse cohérence qui garantit la nature quantique de la manipulation de l’information, condition difficile pour des atomes artificiels insérés dans un matériau où les atomes vibrent et des charges fluctuent.
Petit à petit, en utilisant toutes les possibilités offertes par les nanotechnologies, ces composants voient le jour. En plaçant la boîte quantique dans des structures photoniques telles des nanotrompettes ou des microcavités très proches des structures de laser à cavité verticale, les chercheurs ont montré qu’ils pouvaient collecter chaque photon unique émis avec une efficacité de 80 %.
Tout récemment, il a été montré qu’il était possible de s’affranchir des vibrations mécaniques et électriques et d’obtenir des photons parfaitement cohérents, de même qualité que ceux produits par un seul atome isolé, mais ici obtenus avec les technologies de l’optoélectronique.
VERS UNE NOUVELLE RÉVOLUTION DANS LES MICROCAPTEURS
“ Une mesure toujours plus précise du temps, du champ magnétique, du mouvement, etc. ”
Enfin, la seconde révolution quantique pourrait avoir de nombreuses applications dans le vaste domaine des capteurs, permettant des mesures toujours plus précises du temps, du champ magnétique ou électrique, du mouvement, etc. Une telle révolution se prépare également dans le domaine des microcapteurs.
Il est ainsi possible de mesurer des champs magnétiques infimes en mesurant les propriétés de spin de défauts dans un nanocristal de diamant.
Il est aussi possible de réaliser des microcapteurs de force dans les matériaux semi-conducteurs. Le capteur est un petit disque de semi-conducteur de quelques micromètres de diamètre porté par un pied de quelques centaines de nanomètres. Ce petit disque est un résonateur mécanique couplé à la lumière.
Image au MEB d’un microrésonateur mécanique pouvant réaliser un capteur de force ultime. Le résonateur mécanique est un microdisque dont les vibrations sont contrôlées et mesurées grâce à la lumière qui circule dans le guide optique qui l’entoure. La structure verticale en plusieurs niveaux permet d’isoler le résonateur du substrat. © CNRS, UNIVERSITÉ PARIS-DIDEROT, MPQ
BOÎTE QUANTIQUE
Il s’agit d’amas de taille nanométrique de matériau semi-conducteur dans une matrice constituée d’un autre matériau. L’objet contient environ dix mille atomes d’indium, de gallium et d’arsenic mais se comporte en pratique comme un seul et unique atome.
Un guide optique courbe suspendu, de quelques centaines de nanomètres de large, entoure le disque afin de coupler efficacement la lumière au disque. De la mesure de l’intensité lumineuse transmise par ce guide on déduit celle des vibrations mécaniques du disque et on les contrôle.
On peut ainsi renforcer les oscillations mécaniques du disque avec de la lumière ou, inversement, les amortir. Dans ce régime où le disque ne vibre presque plus (le régime quantique pour les vibrations), toute perturbation extérieure pourra être détectée avec une très grande sensibilité. De tels composants pourront avoir des applications multiples pour les mesures de force par exemple en sismologie ou pour la détection en milieu biologique.
La grande flexibilité offerte par la science des matériaux et les possibilités infinies des nanotechnologies permettent un contrôle toujours plus grand de systèmes quantiques miniatures. Guidés par les travaux pionniers des chercheurs en physique atomique, les chercheurs et ingénieurs des nanosciences ont une grande palette d’outils et de concepts à leur disposition pour fabriquer petit à petit des composants de la seconde révolution quantique.