Vers une sociologie de l’Intranet
L’intranet est porté par la déferlante de l’Internet
L’intranet est porté par la déferlante de l’Internet
Dans les années 70, les évolutions des théories du management permettaient de prévoir que l’entreprise du futur serait une entreprise en réseau. Les grandes organisations pyramidales avaient atteint les limites de leur efficacité, liée aux économies d’échelle. Les études sur la sociologie des entreprises avaient mis en évidence que la libération des énergies passait par la création d’entités autonomes liées entre elles par des réseaux de communications.
Les progrès technologiques permettaient de créer des réseaux au sein des entreprises, mais leur lourdeur et leur manque de convivialité les rendaient peu porteurs de véritables changements dans les comportements des utilisateurs.
La révolution qui se préparait alors était celle de l’Internet, dont très peu de personnes étaient conscientes à l’époque. Les technologies étaient là, mais il allait falloir encore deux décennies pour les ouvrir à un large public, grâce au micro-ordinateur d’une part et au » navigateur » d’autre part.
Les dernières années du xxe siècle ont été celles de la découverte de l’Internet par une masse croissante de la population, dans les entreprises et dans la vie domestique. Aujourd’hui, l’accès au réseau par un navigateur, la configuration des pages web, le » surf » d’une page à l’autre pour accéder à tous types d’informations, mais aussi à une multitude de services gratuits ou non, sont entrés dans la culture de la plupart des pays du monde.
Il n’est pas surprenant, dès lors, que des personnes habituées à la richesse de contenu et de présentation de l’Internet, et en attente de prestations facilitant la vie quotidienne, aient un niveau d’exigence analogue vis-à-vis de leur entreprise. Quels que soient les investissements déjà faits en matière de réseaux et de communication, toutes les entreprises sont aujourd’hui conduites à adopter en interne les normes Internet, et ce à destination de l’ensemble du personnel : c’est la vague de l’intranet. Souvent même, elles sont conduites à adopter les mêmes vecteurs vis-à-vis de leurs fournisseurs et sous-traitants, et c’est alors un extranet, complémentaire de l’intranet.
Les applications intranet se mettent en place progressivement
Mais à quoi sert réellement l’intranet de l’entreprise ?
Bien entendu, les applications sont différentes selon les entreprises, leur métier, leur stratégie de communication, la nature de leur personnel. Mais en général, le développement des usages de l’intranet se fait en plusieurs temps.
Dans un premier temps, il sert – comme l’Internet – à la messagerie électronique, accompagnée de l’envoi de pièces jointes.
Dans un deuxième temps, il met à la disposition du personnel des informations plus ou moins structurées, souvent recueillies sur le » net « , sur l’environnement de l’entreprise : revue de presse, informations ciblées pour les différents services et les différentes catégories de personnels (environnement juridique, administratif, législatif…), informations sur la profession et sur les concurrents (plus ou moins confidentielles selon leur nature). La sélection des informations pour en éviter l’inflation est d’ailleurs une nécessité à ce stade.
Simultanément, l’intranet devient le support privilégié de la communication interne, même si journaux d’entreprise et réunions d’information subsistent au moins provisoirement. Par ce vecteur, la direction peut transmettre à l’ensemble du personnel, en direct ou en différé, dans un seul pays ou dans le monde entier, des informations verbales, des tableaux de chiffres, des photos d’événements majeurs, des séquences vidéo d’actualité de l’entreprise. Le personnel, mais aussi la direction, sont très demandeurs de ce mode de communication qui rapproche les niveaux de décision et d’exécution, souvent bien éloignés dans les grandes entreprises.
Dans un troisième temps se développent les services interactifs à l’usage du personnel : demandes de congés, demandes de réservations de salles, inscriptions à des stages de formation, bourses de l’emploi interne facilitant les évolutions de carrières, etc.
Ce n’est souvent que dans un quatrième temps qu’est abordé le véritable travail de groupe, celui qui, mobilisant des acteurs de métiers divers, traite le cœur de l’activité de l’entreprise, de ses processus et de ses projets.
Les outils existent pour faciliter le travail de groupe
Il existe aujourd’hui de nombreux logiciels destinés au travail coopératif (« groupware ») et censés améliorer la productivité » des cols blancs « . Ils ont déjà permis de simplifier les tâches répétitives et routinières qui constituent souvent une partie importante du travail quotidien. Mais leur mise en œuvre n’a pas toujours été accompagnée d’un travail de l’équipe concernée sur la reconfiguration des processus qui est rendue possible par les nouveaux outils : ce sont en effet les individus concernés eux-mêmes qui peuvent apporter le plus de progrès aux processus, proposer des suppressions d’activités inutiles, des enrichissements de postes et de fonctions rendus possibles par l’amélioration des interactions.
Les processus complexes, ceux qui nécessitent au sein d’une équipe de travail, de faire jouer capacité d’analyse, appréciation des risques, négociation entre partenaires, prises de décision, peuvent aussi bénéficier de l’apport de l’intranet et de logiciels particuliers.
C’est même là, probablement, que se situera l’essentiel des progrès de productivité des entreprises au cours des prochaines années, en permettant de gérer plus efficacement la R&D, de sortir plus rapidement les nouveaux produits et services, d’accroître la maîtrise des grands projets vitaux pour l’entreprise.
Par l’intranet, tous les individus contribuant à un même processus complexe ou à un même projet peuvent accéder à l’ensemble des informations pertinentes : les acteurs internes et externes, la répartition des responsabilités, les étapes clés, les risques, les événements extérieurs le concernant directement, etc.
Pour autant, le management du projet s’en trouve-t-il amélioré, et la prise de décisions est-elle plus efficace ?
L’intranet ne peut faire abstraction des facteurs humains du travail de groupe
Les logiciels de travail de groupe sont très élaborés, mais leur utilisation ne peut suffire : le progrès collectif passera par la prise en compte des aspects psychosociologiques du travail de groupe, car même devant son écran l’internaute (ou l’intranaute) reste un être humain, partagé entre rigueur et créativité (cerveau gauche et cerveau droit), sensible et capable d’évocations selon les sons, les images, les messages écrits qu’il reçoit, plus ou moins inhibé pour réagir aux informations, émettre des propositions, engager des actions.
En même temps que des outils, l’intranet apporte une manière tout à fait nouvelle de travailler en groupe, largement médiatisée, dont il faut tenir compte pour bien mesurer l’influence des facteurs humains.
Positifs ou négatifs, les apports du » Web » sont à comparer aux caractéristiques habituelles du travail de groupe, dépendant totalement de la nature de l’entreprise, de ses produits et services, de sa culture propre, de la diversité de son personnel.
Parmi les nouvelles dimensions apportées par l’intranet, on constate souvent :
- Une plus grande facilité à donner aux membres de l’équipe projet des signes de reconnaissance, un vocabulaire commun, un logo, qui pourront se retrouver systématiquement sur les pages web du projet, pour le différencier des autres projets de l’entreprise. Ces signes seront fédérateurs de l’équipe projet, qu’elle soit entièrement dans l’entreprise, ou partiellement à l’extérieur (extranet).
- Le rôle important des facteurs émotionnels, comme pour les réunions qui se tiennent physiquement, mais avec des manifestations très différentes : les blocages hiérarchiques, par exemple, se manifesteront beaucoup moins, mais les images ou les sons peuvent susciter des réactions émotives difficiles à prévoir, selon par exemple les souvenirs qu’ils réveillent.
- La possibilité de voir et revoir autant que nécessaire les informations reçues par le » net « , et de poser des questions complémentaires à l’expéditeur. Les vitesses d’assimilation des membres de l’équipe peuvent être très différentes, d’où une compréhension en profondeur qui peut être bien meilleure. La créativité du groupe virtuel est différente de celle d’un groupe qui se réunit réellement. Elle peut être stimulée par des quantités d’apports externes, mais elle ne peut s’appuyer sur la force des interactions qui permet de rebondir sur les interventions des uns et des autres.
- La création plus ou moins automatisée d’une » histoire » du groupe. Le caractère multimédia de l’intranet permet de valoriser bien davantage les événements qui favorisent la création d’une culture spécifique.
- La coexistence de réunions virtuelles et de réunions réelles. Les réunions réelles devront apporter ce que supprime précisément le recours à l’intranet, par exemple la connaissance réciproque des membres du groupe, la communication non verbale, le stress de l’atteinte des objectifs du projet qui est un élément fédérateur important.
Maîtriser le changement culturel
Faute de tenir compte de ces dimensions nouvelles, et de bien d’autres selon la nature des groupes et des projets, il est fort probable que l’intranet n’apporterait pas d’amélioration réelle de la productivité, et ne serait qu’un gadget empiétant sans nécessité sur le temps déjà limité des membres des équipes de projet.
Il est donc tout à fait recommandé de préparer particulièrement les managers de divers niveaux, dans les entreprises et les autres organisations, à comprendre et à maîtriser les nouvelles formes de travail.
L’enjeu est de grande importance, car selon la façon dont les outils sont utilisés, ils peuvent contribuer à une réification du travail humain, ou au contraire à l’épanouissement des talents dont l’entreprise a le plus grand besoin pour atteindre ses objectifs de progrès.
Or, si les sommes investies dans la recherche et le développement de logiciels sont considérables, il n’en est pas de même de l’effort consenti pour améliorer notre compréhension des facteurs humains.
L’acculturation très rapide des individus aux technologies Internet laisse penser que les réticences et les freins au changement ne tiendront pas longtemps, mais si nous voulons vraiment intégrer les nouvelles techniques dans notre vie quotidienne, nous devons mieux connaître leur impact psychosocial.
N’est-il pas nécessaire que, contribuant au progrès économique, ces technologies soient aussi un facteur de progrès social ?