“Vieilles ” humanités ou “ Coup de jeune ” humaniste ?
Si, comme le suggère clairement l’intitulé du département HSS de l’École (Humanités et Sciences sociales), ces vieilles humanités et jeunes sciences sociales ont indissolublement partie liée dans la formation du polytechnicien, toutes appartenant dans un autre champ métaphorique souvent commenté à ce qu’on appelle les sciences molles par rapport aux sciences dures, attardons-nous un moment sur ce qui peut faire la valeur allégorique de la présumée vieillesse de ces humanités et faire sens dans ce champ de tension fructueux pour nous entre culture scientifique et culture humaniste.
REPÈRES
Humanités, au sens classique du terme : les humaniores litterae désignaient ainsi originellement dans notre culture gréco-latine l’étude des langues anciennes, élargie à la Renaissance à celle de la philosophie et des « belles-lettres », autrement dit les « vieilles » humanités par opposition à celles qu’aux XIXe et XXe siècles on nomme les « jeunes » sciences humaines et sociales : sociologie, anthropologie, psychologie, géographie et plus tard linguistique et psychanalyse, pour ne citer que les plus importantes.
Du vieux et du jeune
Du dur et du mol
Champ de tension fructueux donc entre sciences dites dures ou molles, mais champ de tension aussi entre vieilles et jeunes sciences humaines comme le rappelait Michel Serres dans Éclaircissements1, qui se présente sous la forme d’une série d’entretiens avec le sociologue Bruno Latour, alors professeur à l’École des mines.
Leur cinquième entretien, « Sagesse », cherche à définir les modalités de ce que les deux débatteurs finissent par appeler une triangulation.
“ Notre philosophie des sciences dures n’existerait plus sans les sciences humaines ”
Latour questionne : « Les sciences humaines sont donc nécessaires pour permettre d’autres alignements, pour trianguler, pour faire le point ? » Et Serres répond : « Assurément, ces nouvelles sciences nous apprirent mille choses et même une nouvelle manière de penser.
De la linguistique à l’histoire des religions, de l’anthropologie à la géographie, nous leur sommes redevables d’informations telles que, sans elles, une pluralité de mondes nous resterait ignorée.
Elles nous ont entraînés à une tolérance générale, universelle même, à une souplesse presque aérienne qui nous fait nous étonner des dogmes opiniâtres que nos pères disaient rigoureux. Notre philosophie des sciences dures elle-même n’existerait plus sans les sciences humaines. »
Triangulation et nœud gordien
Voilà donc pour les deux premiers repères de notre triangulation, mais Serres ajoutait, se retournant vers ces « vieilles » humanités qui nous importent ici : « Cela dit, chaque lumière porte avec elle son ombre associée. De même que les clartés des sciences dures se projettent finalement dans l’exigence des sciences humaines, de même celles-ci ne nous enseignent rien […] si elles n’explorent que les relations entre les hommes, ignorantes des choses du monde.
[…] Une seule source de lumière ne suffit pas, ni celle des sciences dures, ni celle des sciences humaines, en tant qu’elles se disent scientifiques toutes deux. » Et Bruno Latour de conclure l’entretien par cette pertinente remarque : « Ce sont les humanités qui portent en elles la question du trait d’union.
Il ne s’agit plus d’opposer sciences de l’objet et sciences de la société, mais de leur ajouter ce qui les attache, le nœud gordien que nul ne doit trancher. »
Les humanités comme nœud gordien intangible, voilà bien à mon sens la première légitimité sémantique de leur insolite vieillesse : ancrer toutes mémonos connaissances, toutes nos expertises sur ce que Serres nomme encore le « bruit de fond », ancestral ou ontologique, sur lequel se détachent toutes nos connaissances et dont sont dépositaires les mythes, les grands textes, les grandes œuvres de ces humanités au travail dans notre mémoire collective.
Le cerisier de Jaccottet
Puisque la philosophie et l’histoire ont ailleurs la partie belle dans notre dossier, je voudrais m’en tenir un moment à la seule littérature, que j’enseigne depuis un tiers de siècle à Palaiseau, pour suggérer comment, au-delà de la fonction mémorielle que nous venons de rappeler, elle participe aussi en permanence à un autre travail sur le temps et l’histoire, travail au cours duquel le paradigme de la vieillesse et de la jeunesse n’en finit pas de se contester, voire de s’inverser.
Car Qu’est-ce que la littérature ? À cette question sartrienne, les réponses sont possiblement esthétiques, sociologiques, voire idéologiques. Mais on peut tout aussi bien répondre d’une définition brève et forte, en étroit rapport avec notre interrogation : la littérature, ce peut être, c’est, de l’humanité, ce qui, dans la langue, résiste indéfiniment au temps.
“Ce cerisier […] nul besoin de le rejoindre, de le conquérir, de le posséder ; […] c’était fait, j’avais été rejoint, conquis.” © KORDEO / FOTOLIA
Non pas en tentant naïvement de dominer ou vaincre le temps – temps de l’histoire ou temps de l’existence – par une prétendue pérennisation de l’œuvre mais en la faisant dépositaire, dans la fiction comme dans la poésie, de cette extraordinaire donation de jouvence, de cette inépuisable efflorescence de jeunesse que le langage au présent de l’écriture semble paradoxalement puiser au tréfonds de la vieillesse du monde et des mots pour le dire.
Cela ne s’apprend pas, ne s’explique pas, même à des étudiants polytechniciens passionnés. Cela se donne tout simplement à lire. Dans le texte. Et pour cela je voudrais emprunter à Philippe Jaccottet2, un de nos plus grands poètes vivants de langue française, un extrait de son très beau Cahier de verdure3, fragments d’un poème en prose titré « Le cerisier » :
« Cette fois il s’agissait d’un cerisier ; non pas d’un cerisier en fleurs, qui nous parle un langage limpide ; mais d’un cerisier chargé de fruits, aperçu un soir de juin, de l’autre côté d’un grand champ de blé. C’était une fois de plus comme si quelqu’un était apparu là-bas et vous parlait, mais sans vous parler, sans vous faire aucun signe ; quelqu’un ou plutôt quelque chose, et une “chose belle” certes ; mais alors que, s’il s’était agi d’une figure humaine, d’une promeneuse, à ma joie se fussent mêlés du trouble et le besoin, bientôt, de courir à elle, de la rejoindre […] – pour ce cerisier, je n’éprouvais nul besoin de le rejoindre, de le conquérir, de le posséder ; ou plutôt, c’était fait, j’avais été rejoint, conquis, je n’avais absolument rien à attendre, à demander de plus ; il s’agissait d’une autre espèce d’histoire, de rencontre de parole. Plus difficile encore à saisir. […]
J’essaie de me rappeler de mon mieux, et d’abord, que c’était le soir, assez tard même, longtemps après le coucher du soleil, à cette heure où la lumière se prolonge au-delà de ce qu’on espérait, avant que l’obscurité ne l’emporte définitivement, comme quand, il y a longtemps de cela, quelqu’un apportait une lampe à votre chevet pour éloigner les fantômes. […] Il se produisait donc une espèce de métamorphose : ce sol qui devenait de la lumière ; ce blé qui évoquait l’acier.
“ Cette extraordinaire donation de jouvence ”
En même temps, c’était comme si les contraires se rapprochaient, se fondaient, dans ce moment, lui-même, de transition du jour à la nuit où la lune, telle une vestale, allait venir relayer le soleil athlétique.
Ainsi nous trouvions- nous reconduits, sous une pression presque imperceptible et tendre comme une caresse, très loin en arrière dans le temps, et tout au fond de nous, vers cet âge imaginaire où le plus proche et le plus lointain étaient encore liés, de sorte que le monde offrait les apparences rassurantes d’une maison ou même, quelquefois, d’un temple, et la vie celles d’une musique.
Je crois que c’était le reflet très affaibli de cela qui me parvenait encore, comme nous parvient cette lumière si vieille que les astronomes l’ont appelée “fossile”4.
Les métaphores vives
On pressent, je l’espère, à la lecture d’un tel poème, ce qu’ont d’infiniment précieux, plus encore que la musique ou la peinture qui ont besoin d’être représentées (jouées ou accrochées), la littérature en général et la poésie en particulier.
Cette dernière en effet met au carré dans son écriture la valeur des métaphores vives5 de l’origine et de la fin, et n’a de cesse de travailler, dans le bain immédiatement et indéfiniment disponible de la langue, les motifs et les questions qui fondent l’appellation même des vieilles humanités.
“ Une ardente vieillesse assumée et une antique jeunesse retrouvée ”
Une vieillesse, on l’entend bien à relire Jaccottet, que son cerisier crépusculaire exalte au miroir paradoxal d’une lointaine et fossile jeunesse. Car que conte ce morceau de littérature ? Une promenade évidemment, comme ces innombrables balades que l’écrivain accomplit dans son jardin de la Drôme.
Mais évidemment aussi autre chose qu’une promenade. Un rapprochement essentiel, dans les écarts et les tissages métaphoriques du texte, entre un ici et un ailleurs, un maintenant et un jadis, une ardente vieillesse assumée et une antique jeunesse retrouvée.
Voilà bien pourquoi, nous aussi, acceptons et assumons pleinement l’épithète de vieilles pour ces humanités dont le permanent « coup de jeune » nous est un impératif catégorique.
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1. Éclaircissements. Entretiens avec Bruno Latour, F. Bourin, 1992 ; rééd. Flammarion, coll. « Champs », 1994.
2. Né en Suisse en 1925, il vit désormais à Grignan dans la Drôme.
3. Cahier de verdure, Gallimard, 1990.
4. Philippe Jaccottet, « Le Cerisier », Cahier de verdure, Œuvres, Gallimard, coll. « La Pléiade », p. 745–747.
5. Sur ce motif on lira avec profit le très bel essai de Paul Ricoeur intitulé précisément La Métaphore vive (Éd. du Seuil, 1975).