Vincent Fleury (84), Ombres et lumière
Une existence de tourment fut le lot de Vincent Fleury, tout jeune du fait de l’emprisonnement et la torture cinq ans durant, par la junte militaire en Uruguay, de son frère aîné ; une vie de misère plus tard à Paris et, ces dix dernières années, la longue et éprouvante maladie de son épouse. « Enfant, j’ai eu ma vie brisée. L’Éducation nationale m’a sauvé. » L’école de la République lui fut en effet refuge. Il passa par le lycée Henri-IV, ambitionna la rue d’Ulm et intégra l’X. L’ascenseur social l’y avait hissé.
Il assume des origines et une culture ukrainiennes, qu’il tient de son père. D’où une double passion, pour les échecs et pour les romanciers russes.
D’une famille de littéraires, des deux côtés, il fut l’exception. Sa dilection pour les sciences date de la maternelle. À l’âge de cinq ans, à Montevideo, il rencontra une géologue qui faisait des carottages : elle l’emmena trouver des géodes, recelant des améthystes. Puis, en classe de sixième, lors d’un Forum des métiers, il eut un entretien, déterminant, avec un X. En seconde, il lisait Einstein. En taupe, dans son box à l’internat d’H‑IV, il ne lisait que de la physique.
De la physique à l’embryogenèse
L’École confirma sa vocation de physicien. La personnalité d’Édouard Brézin (58) fit sa totale admiration : ainsi d’un amphi lors duquel une panne d’électricité plongea le .K dans un noir absolu. Imperturbable, Brézin poursuivit son cours comme si de rien n’était, dans un silence de cathédrale.
Séduit par la recherche, Vincent Fleury poursuivit son parcours par une thèse de doctorat dans le laboratoire de physique de la matière condensée. Il y côtoya Benoît Mandelbrot (44), et put observer l’isolement d’un grand esprit, du fait d’une découverte hors normes. Le destin voulut que lui aussi fît, une quinzaine d’années plus tard, une découverte majeure.
Pas en physique, mais en biologie : Fleury, très affecté par l’épidémie de sida dans les années 80, qui emporta son meilleur ami, opta pour cet autre champ d’investigation. Il commença par étudier la fractalité des vaisseaux sanguins, modélisant leur formation. Attaché qu’il était à élucider les voies de la morphogenèse, qu’il s’agisse du minéral ou du vivant, il fut fasciné par l’embryogenèse.
Une découverte hors normes
Nous lui devons à présent la découverte en 2005 du mécanisme de formation de l’embryon d’un animal quelconque. Au stade de la blastula, un disque de gelée cellulaire, comptant quelques milliers de cellules, se structure et s’organise autour de points singuliers hyperboliques, formant le nombril, l’anus, etc. Seul responsable de cette auto-organisation, le champ hydrodynamique à l’entour d’un quadripôle, analysable par des champs semblables au magnétisme.
Le premier article qu’il soumit à une revue pour publier ce résultat exceptionnel, véritablement inattendu, lui valut une appréciation enthousiaste du rapporteur qui, cependant, exigea une simulation numérique. Fleury fit un calcul analytique exact, consentant de menues approximations seulement. Ce faisant, il redécouvrit un calcul de G. I. Taylor, datant des années 1940. Lorsque, dans le TGV Paris-Rennes, il vit sortir de son tableur le plan d’ensemble d’une souris, ce fut pour lui un moment mémorable — comparable au récit qu’Henri Poincaré fit de sa découverte des fonctions fuchsiennes : « Un choc indescriptible, je fus dans un état de pétrification. Quelque chose qui dépasse les attentes : l’inattendu répond au problème qu’on se posait. »
Comme tout ce qui sort des normes établies, la publication de cette découverte rencontra l’incrédulité de certains et les attaques de quelques-uns, y compris des parasites diffamatoires dans sa biographie sur Wikipédia, ainsi que des lettres de dénonciation à la directrice de son laboratoire. Vincent Fleury en fut et en reste fort affecté.
“Enfant, j’ai eu ma vie brisée ;
l’Éducation nationale m’a sauvé”
Les grandes distinctions universitaires et officielles qu’il mérite de toute évidence le protégeront-elles des imbéciles et des envieux qui le calomnient sans cesse ? C’est à souhaiter.
Entre la prépa, dont il garde un souvenir mitigé, et les cours de l’X, Fleury s’est donc fait excellent en calcul ; à telle enseigne qu’une entreprise dans le secteur de la défense fit appel à lui pour simuler des attaques de sécurité et leurs contre-mesures.
Il admire les personnalités hors conventions, ceux qui éclosent hors du carcan des faits et théories établis : ainsi de l’archéologue grec Manólis Andrónikos qui, passant outre à la méthodologie conventionnelle, exhuma la tombe de Philippe de Macédoine, le père d’Alexandre. Ainsi que son épouse, Yun Sun Limet, décédée le 17 juin 2019, à 51 ans seulement. Six ans durant, Vincent Fleury explora successivement des voies imaginatives et inédites de lutte contre le cancer dont elle était atteinte. Sa disparition est une perte pour les lettres françaises. Coréenne d’origine, adoptée par une famille belge, elle vint en France y poursuivre ses études. Elle écrivit des essais sur Blanchot et Cioran. Éditrice, elle se fit ensuite romancière : 1993 fut son récit de deux destins broyés, d’une caissière de supermarché et de Pierre Bérégovoy ; Amsterdam, sur la musique et la perte. Son dernier roman, Joseph, date de 2012.
Vincent Fleury nous présente une histoire de vie sombre, qu’un éclair illumina !