Vis tellurique de Chancourtois

Alexandre de Chancourtois (X1838), précurseur de Mendeleïev

Dossier : La ChimieMagazine N°749 Novembre 2019
Par Sarah HIJMANS
Par Pierre AVENAS (X65)

L’Unesco a pro­cla­mé 2019 Année inter­na­tio­nale du tableau pério­dique des élé­ments chi­miques, pour mar­quer le 150e anni­ver­saire de la publi­ca­tion dans laquelle Dmi­tri Men­de­leïev (1834−1907) pré­sen­tait son pre­mier tableau pério­dique. Pour autant, Men­de­leïev n’était pas le pre­mier à mettre en évi­dence une pério­di­ci­té dans les pro­prié­tés des élé­ments en fonc­tion de leur masse. Ce mérite revient à Alexandre-Émile Béguyer de Chan­cour­tois (X1838), qui a pro­po­sé en 1862 un clas­se­ment des élé­ments basé sur une hélice tra­cée sur un cylindre, dite « vis tellurique ».

Lavoi­sier ayant éta­bli la notion moderne d’élément chi­mique en 1789, les chi­mistes ont très vite cher­ché à clas­ser les élé­ments en fonc­tion de leurs pro­prié­tés chi­miques. Par exemple, la famille des métaux alca­lins (lithium, sodium, potas­sium…), celle des métaux alca­li­no­ter­reux (béryl­lium, magné­sium, cal­cium, stron­tium, baryum…) et celle des halo­gènes (fluor, chlore, brome, iode) pré­fi­gu­raient en quelque sorte les colonnes 1, 2 et 17 du tableau pério­dique actuel, qui en com­porte 18.

Les premiers balbutiements

En paral­lèle de ces recherches basées sur les pro­prié­tés chi­miques, les chi­mistes menaient des recherches quan­ti­ta­tives, c’est-à-dire basées sur la notion de masse ato­mique qui s’affinait progressivement.

Les recherches quan­ti­ta­tives ont conti­nué dans les années 1850. On trou­vait alors de plus en plus de rap­ports numé­riques entre les masses des élé­ments, non seule­ment à l’intérieur de familles chi­miques, mais aus­si entre familles voi­sines. Pour éta­blir un tableau pério­dique, il aurait suf­fi de regrou­per ces familles en ordon­nant les élé­ments par masses crois­santes. Encore fal­lait-il y pen­ser ! Cette démarche, il est vrai, se heur­tait au fait que les masses ato­miques dont dis­po­saient alors les chi­mistes étaient peu fiables, car les méthodes de déter­mi­na­tion n’étaient pas encore satisfaisantes.

Pour­tant, dans les années 1860, des pro­grès très rapides allaient être réa­li­sés dans l’établissement de la clas­si­fi­ca­tion. Il est pos­sible que cela soit dû aux tra­vaux du congrès inter­na­tio­nal de Karls­ruhe de 1860, qui ont per­mis de mettre de l’ordre dans les déter­mi­na­tions des masses ato­miques et ont favo­ri­sé un consen­sus dans ce domaine entre les cher­cheurs des dif­fé­rents pays. D’autre part, la décou­verte rapide de nou­veaux élé­ments, notam­ment grâce à la spec­tro­sco­pie, a faci­li­té les recherches de clas­si­fi­ca­tion. C’est dans ce contexte que la démarche inno­vante de Chan­cour­tois a abou­ti à la pre­mière véri­table mise en évi­dence d’une périodicité.


REPÈRES

Lorsque Men­de­leïev publie son célèbre tableau en 1869, on ne connaît encore que 62 élé­ments. Son génie a été de pré­voir l’existence d’éléments encore incon­nus, effec­ti­ve­ment décou­verts par la suite, et situés désor­mais aux empla­ce­ments qu’il avait pré­vus dans son tableau. Cepen­dant, Alexandre-Émile Béguyer de Chan­cour­tois (1820−1886) avait pro­po­sé dès 1862 un clas­se­ment des élé­ments basé sur une hélice tra­cée sur un cylindre, dite « vis tel­lu­rique ». Ce pre­mier sys­tème pério­dique n’était pas aus­si per­for­mant que celui publié par Men­de­leïev en 1869, mais il n’en consti­tuait pas moins une inno­va­tion majeure. 


Tableau périodique des éléments
2019, 190e anni­ver­saire des triades de Döbe­rei­ner. Ses quatre triades en relief sur les six pre­mières lignes du tableau pério­dique actuel.

Un géologue égaré parmi les chimistes

Professeur de géologie à l’École des mines

Chan­cour­tois, X1838 et ingé­nieur des Mines, fut pro­fes­seur de géo­lo­gie à l’École des mines de Paris, et pré­sident de la Com­mis­sion de la Carte géo­lo­gique détaillée de France. Après des expé­di­tions géo­lo­giques en Europe de l’Est et en Asie cen­trale, il a ensei­gné à par­tir de 1852 la géo­lo­gie, d’abord en tant qu’adjoint d’Élie de Beau­mont, puis comme titu­laire de la chaire en 1875 [cf. sa nécro­lo­gie, Annales des Mines 1887, 11, p. 505.3]. En tra­vaillant sur ce cours, il cher­chait un moyen de pré­sen­ter de manière logique toutes les notions rela­tives aux roches et à leurs constituants.

C’est fina­le­ment lui qui a eu l’idée d’ordonner les élé­ments par masses crois­santes : il les a ali­gnés le long de seg­ments incli­nés à 45° pour consti­tuer un tableau que l’on peut qua­li­fier d’oblique. Ain­si, il a cor­rec­te­ment pla­cé les colonnes 1, 2, 13, 14, 15, 16 et 17 : le chlore se trou­vait posi­tion­né direc­te­ment en des­sous du fluor, le cal­cium en des­sous du magné­sium et le sili­cium en des­sous du car­bone, par exemple. Ensuite, il a for­mé un cylindre en enrou­lant ce tableau de sorte que les seg­ments consti­tuent une ligne héli­coï­dale conti­nue ; les familles se trou­vaient alors sur les géné­ra­trices du cylindre. Tou­te­fois, le tableau deve­nait faux à par­tir du cal­cium, car la méthode ne conve­nait pas pour le clas­se­ment des métaux de tran­si­tion (les futures colonnes 3 à 12).

Mal­gré ces insuf­fi­sances, ce fut la pre­mière clas­si­fi­ca­tion mon­trant que, lorsque les élé­ments sont ordon­nés selon leur masse crois­sante, les pro­prié­tés chi­miques reviennent pério­di­que­ment. Il s’agit donc du pre­mier véri­table sys­tème périodique.

La vis tellurique

Chan­cour­tois a nom­mé sa clas­si­fi­ca­tion vis tel­lu­rique : « D’après son mode de réa­li­sa­tion et son ori­gine, je lui donne le nom signi­fi­ca­tif de vis tel­lu­rique », écrit-il dans le rap­port à l’Académie des sciences du 7 avril 1862. Un peu plus tard, le 5 mai de la même année, tout en pré­ci­sant que le nom lui a été sug­gé­ré sur­tout par la place cen­trale de l’élément tel­lure sur la vis, il écrit que « l’épithète tel­lu­rique (…) rap­pelle très heu­reu­se­ment l’origine géo­gnos­tique, puisque tel­lus signi­fie terre dans le sens le plus posi­tif, le plus fami­lier, dans le sens de terre nour­ri­cière ». Ce pro­pos montre bien que la géo­lo­gie était le point de départ des réflexions de Chan­cour­tois. Il voyait la forme héli­coï­dale comme étant idéale pour repré­sen­ter une pério­di­ci­té : ain­si, il a uti­li­sé des méthodes com­pa­rables pour recher­cher une logique mathé­ma­tique dans les rela­tions entre les dif­fé­rentes for­ma­tions géo­lo­giques de la Terre.

Priorité aux nombres

Chan­cour­tois avait aus­si une vision mathé­ma­tique de la matière, selon laquelle « les pro­prié­tés des corps sont les pro­prié­tés des nombres » (cf. son ouvrage de 1863, La Vis tel­lu­rique). Cette vision pour­rait expli­quer la prio­ri­té qu’il don­nait aux nombres plu­tôt qu’aux appar­te­nances à une famille chi­mique. Ain­si Chan­cour­tois n’a pas cor­rec­te­ment pla­cé l’iode en des­sous du chlore et du fluor comme l’ont fait ses suc­ces­seurs : le piège, c’est que, curieu­se­ment, l’iode (aujourd’hui élé­ment 53) est plus léger que le tel­lure (aujourd’hui élé­ment 52). De plus, cette vision mathé­ma­tique le condui­sait à ten­ter de pré­dire des pro­prié­tés chi­miques à par­tir d’une fac­to­ri­sa­tion des masses des élé­ments, sup­po­sées entières. Dans cet esprit, il aurait aimé rap­pro­cher la notion d’élément de celle de nombre premier.

Une classification imparfaite

L’approche éton­nante de Chan­cour­tois et les nom­breuses imper­fec­tions dans sa clas­si­fi­ca­tion pour­raient expli­quer en par­tie le fait que la vis tel­lu­rique n’ait pas eu autant de recon­nais­sance que le tableau de Men­de­leïev. Pour­tant, cette pre­mière clas­si­fi­ca­tion pério­dique a ses mérites. L’importance du numé­ro ato­mique aujourd’hui confirme en quelque sorte l’intuition de Chan­cour­tois qui voyait un rap­port étroit entre les nombres et la nature des corps. De même, son idée que ces nombres pou­vaient ser­vir à pré­dire et à expli­quer les spectres de raies des élé­ments avait un côté pro­phé­tique : c’est au fond ce qu’apportera en 1913 la loi de Mose­ley reliant les fré­quences (ν) des raies au numé­ro ato­mique (Z) de l’élément. Tou­te­fois, l’intérêt de cette vis tel­lu­rique n’a pas été véri­ta­ble­ment per­çu à l’époque, d’autant plus que Chan­cour­tois ne fai­sait pas par­tie du cercle des chimistes.


Les triades entrent en scène

En 1817, le chi­miste alle­mand Döbe­rei­ner iden­ti­fie une pre­mière « triade » : trois élé­ments alca­li­no­ter­reux (cal­cium, stron­tium et baryum) dont la masse de l’élément du milieu est égale à la moyenne des masses des deux autres. Ce concept prend corps avec trois autres triades publiées en 1829, ali­gnant des élé­ments qui sont super­po­sés dans le tableau pério­dique actuel. C’est la pre­mière décou­verte de rap­ports quan­ti­ta­tifs entre les masses d’éléments d’une même famille, et donc en quelque sorte un pre­mier pas vers le tableau pério­dique actuel, où ces rap­ports se com­prennent direc­te­ment. En 1843, Gme­lin com­bine pour la pre­mière fois des triades (c’est d’ailleurs lui qui a trou­vé ce nom) dans un tableau com­por­tant 55 élé­ments. Bien qu’on ne puisse pas encore consi­dé­rer cette clas­si­fi­ca­tion comme étant pério­dique, elle regrou­pait déjà cor­rec­te­ment les élé­ments des futures colonnes 1, 2, 15, 16 et 17 du tableau actuel, du moins pour ses trois pre­mières lignes.


Une par­tie de la vis tel­lu­rique simplifiée.

De Chancourtois à Mendeleïev

Pen­dant les sept années sui­vant la publi­ca­tion de la vis tel­lu­rique par Chan­cour­tois, quatre chi­mistes ont déve­lop­pé des tableaux pério­diques de plus en plus cor­rects. Pour la plu­part, ces clas­si­fi­ca­tions deve­naient erra­tiques, comme celle de Chan­cour­tois, à par­tir de la 3e ligne : alors que les élé­ments des colonnes 1, 2 et 17 appar­tiennent, comme on l’a vu au début de cet article, à des familles chi­miques rela­ti­ve­ment faciles à iden­ti­fier, il était beau­coup plus dif­fi­cile de clas­ser cor­rec­te­ment les métaux de tran­si­tion. En 1865, Odling était le pre­mier à sépa­rer ces métaux de tran­si­tion des autres colonnes. Pour­tant, il fal­lut encore quelques années avant d’arriver à des tableaux pre­nant en compte ces élé­ments : celui de Lothar Meyer (1870), où pré­fi­gu­raient neuf colonnes, et celui de Men­de­leïev (1869), com­por­tant les dix colonnes de métaux de transition.

Le tableau pério­dique de Men­de­leïev, avec ses pré­dic­tions prin­ci­pales. Lorsqu’on déplace le bloc d’éléments entou­ré, on retrouve presque exac­te­ment le tableau pério­dique d’aujourd’hui, bien qu’en posi­tion horizontale.

Le tableau de Men­de­leïev était le pre­mier à être com­po­sé de 17 colonnes – de 17 lignes en fait, puisque sa pré­sen­ta­tion était hori­zon­tale. Pour cette clas­si­fi­ca­tion, Men­de­leïev a ordon­né les élé­ments par masses crois­santes, sauf lorsque, excep­tion­nel­le­ment, cela contre­dit les res­sem­blances chi­miques : ain­si, il a inver­sé les places de l’iode et du tel­lure pour res­pec­ter leur appar­te­nance à des familles chi­miques (ce que Chan­cour­tois n’avait pas fait). Il a aus­si ajus­té les masses du béryl­lium et de l’ura­nium en fonc­tion de leurs places dans le tableau. Men­de­leïev a donc pu uti­li­ser sa clas­si­fi­ca­tion pour iden­ti­fier des erreurs dans les mesures de masses des éléments !

Vis tellurique de Chancourtois
La vis tel­lu­rique, actuel­le­ment dans la col­lec­tion de Mines ParisTech.

Vis tellurique de Chancourtois

Des prédictions fructueuses

Men­de­leïev n’a pas seule­ment clas­si­fié des élé­ments déjà connus. De manière extrê­me­ment pré­cise, il a pré­dit très vite cer­taines pro­prié­tés de trois élé­ments encore incon­nus qu’il nom­mait l’eka-aluminium, l’eka-bore et l’eka-silicium (cf. E. Scer­ri, The Per­io­dic Table, Oxford, 2007). Trois décou­vertes ont confir­mé ces pré­dic­tions : l’eka-aluminium a été décou­vert sous le nom de gal­lium en 1875 par Lecoq de Bois­bau­dran, l’eka-bore sous le nom de scan­dium par Nil­son en 1879 et l’eka-silicium sous le nom de ger­ma­nium par Wink­ler en 1886. Le fait que ces élé­ments aient été effec­ti­ve­ment trou­vés a consi­dé­ra­ble­ment contri­bué à la célé­bri­té de Men­de­leïev et de son tableau. Ces trois élé­ments sont les trois prin­ci­pales pré­dic­tions de Mendeleïev.

Plus tard, il fera d’autres pré­dic­tions, dont cinq cor­rectes (polo­nium, tech­né­tium, rhé­nium, fran­cium et pro­tac­ti­nium) mais moins pré­cises que les pre­mières, et… huit fausses (notam­ment 2 élé­ments qui seraient plus légers que l’hydrogène). Tou­te­fois, il était pra­ti­que­ment impos­sible pour Men­de­leïev de pré­voir la 18e colonne du tableau actuel. Ce sont le chi­miste Ram­say et le phy­si­cien Ray­leigh qui ont mon­tré en 1900 que les gaz nobles consti­tuaient cette 18e colonne qui venait com­plé­ter le tableau, un peu comme la clé de voûte qui man­quait encore pour assu­rer la sta­bi­li­té d’un édifice.

“Gallium, scandium et germanium sont les trois principales prédictions
de Mendeleïev”

Épilogue numérique

On peut s’étonner d’un tel contraste entre la célé­bri­té de Men­de­leïev et l’oubli dans lequel est tom­bé Chan­cour­tois. Celui-ci est pour­tant indé­nia­ble­ment l’initiateur du concept de pério­di­ci­té. Il faut admettre que Men­de­leïev, en cla­ri­fiant le tableau jusqu’à
17 colonnes et en étant capable de pré­dire des élé­ments futurs, a don­né sa véri­table dimen­sion au tableau tel qu’il est connu aujourd’hui (à part la 18e colonne). Cepen­dant, en célé­brant les 150 ans de la publi­ca­tion majeure de Men­de­leïev, il est bon de rap­pe­ler que 2019 est aus­si le 157e anni­ver­saire de la Vis tel­lu­rique de Chancourtois.


Références

Scer­ri, E., The Per­io­dic Table : Its Sto­ry and Its Signi­fi­cance, Oxford Uni­ver­si­ty Press, 2007.

Van Spron­sen, J. W. L’histoire de la décou­verte du sys­tème pério­dique des élé­ments chi­miques et l’apport de Béguyer de Chan­cour­tois, Confé­rence don­née au Palais de la décou­verte, Alen­çon : Ber­nard Gri­sard, 1965.

Fuchs, E., « Notice nécro­lo­gique sur M. A.-E. Béguyer de Chan­cour­tois, ins­pec­teur géné­ral des mines », Annales des Mines 1887, 11, p.505.

Chan­cour­tois, A.-E. Béguyer de, Vis tel­lu­rique, clas­se­ment natu­rel des corps simples ou radi­caux obte­nu au moyen d’un sys­tème de clas­si­fi­ca­tion héli­coï­dal et numé­rique, Paris : Mal­let-Bache­lier, 1863.

Men­de­leïev, D. I., « Die per­io­dische Gesetzmäs­sig­keit der che­mi­schen Ele­mente », Anna­len der Che­mie und Phar­ma­cie, 1872, vol. sup­pl. 8(2), p. 149.

Brock, W. H, The Fon­ta­na His­to­ry of Che­mis­try, Lon­don : Fon­ta­na Press, 1992, p. 323–325.

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