Vitamine T, le succès de la réinsertion sociale par l’économie
Depuis quarante ans, le groupe Vitamine T – plus grosse entreprise d’insertion sociale en France – lutte efficacement contre le chômage de masse et de longue durée. André Dupon, son fondateur, est un ancien orphelin des Apprentis d’Auteuil qui veut rendre à la société ce qu’il a reçu, en mettant en avant son modèle qui lie action sociale et initiative économique, souvent à rebours des politiques publiques. Nous reproduisons ici de larges extraits de son exposé à l’École de Paris du management.
« Lorsqu’avec Pierre de Saintignon [décédé le 9 mars 2019] nous avons créé Vitamine T (avec un T pour “travail”), j’étais éducateur dans une grande association du Nord auprès du juge pour enfants du tribunal de Lille. En cette fin des années 1970, nous voyions péricliter les trente glorieuses. Des pans entiers de l’économie s’effondraient. La désindustrialisation galopait, en particulier dans le Nord, et le chômage de longue durée faisait son apparition. Les entreprises, y compris les plus sensibles à la dimension sociale, nombreuses dans le Nord, ne parvenaient même plus à accueillir nos jeunes comme balayeurs ou hommes à tout faire. (…)
Premières tentatives, succès relatif
L’aventure a commencé dans l’euphorie, la bienveillance que nous ressentions pour nos publics nous incitant à toutes les innovations. Les entreprises familiales du Nord nous ont fait confiance. Nous nous sommes lancés dans diverses activités, jusqu’à la construction de panneaux solaires… que nous ne savions pas vendre, d’autant que la région manquait cruellement de soleil. De jeunes retraités de la Banque de France, que nous avons enrôlés, ont déployé des collecteurs de petite monnaie dans les aéroports, “butin” destiné à financer des formations. À Lille, nos jeunes tenaient des stands où ils servaient des oranges pressées, accompagnées de leur CV. Les initiatives de ce type fourmillaient.
À l’époque, j’ignorais tout de l’économie. Travailleur social, j’avais été formé aux hommes et non aux chiffres ! Haut de bilan, modèle économique…, ces termes m’étaient étrangers. (…) Nous étions encore des amateurs, pétris de bonne volonté, mais trop peu professionnels pour changer d’échelle.
De l’amateurisme à la professionnalisation
Nous avons consacré la décennie suivante à nous former, à apprivoiser les méthodes de gestion et les techniques de négociation, à penser l’adéquation entre le produit et le marché (…) : nous devions construire un modèle durable et professionnel, explorer des niches économiques originales et porteuses, nous affranchir des financements publics. À l’époque, nous étions financés à 70 % par l’État et les collectivités. Aujourd’hui, ils ne contribuent plus à notre budget qu’à hauteur de 13 %. Tout le reste provient de notre activité économique, représentant 80 millions d’euros en 2018.
Après avoir défini une vision, structuré un modèle de développement et ciblé des activités marchandes, nous nous sommes lancés dans la création d’entreprises dites d’insertion, opérant dans des conditions strictement identiques à celles de sociétés classiques. J’étais convaincu que c’était par l’économie que nous aiderions les personnes en difficulté à se réconcilier avec elles-mêmes et avec l’emploi. Ainsi ont vu le jour des entreprises de propreté, d’entretien d’espaces verts, de BTP… Mais une seule quête nous animait : les personnes que nous accompagnions étant uniques, nous devions leur offrir une gamme d’activités la plus large possible, où elles puissent trouver leur place. Nous comptons aujourd’hui 18 filiales dans des secteurs variés, chacune ayant son modèle spécifique.
Cette période fut donc celle de la montée en compétences du groupe Vitamine T, doublée de la mise en place d’un modèle de gouvernance volontairement contraignant, grâce auquel l’impact social tutoie aisément un modèle économique concurrentiel. Cette décennie de professionnalisation m’a imposé des choix douloureux. Les éducateurs militants qui m’entouraient n’ont pas tous voulu ni su prendre un virage économique, impliquant par exemple de négocier avec des banques ou d’élaborer des business plans. (…)
“C’est par l’économie
que nous aidons les personnes à se réconcilier avec elles-mêmes et avec l’emploi”
Retour à l’usine
En 2008, nous avons bénéficié d’un alignement de planètes. Dans la banlieue lilloise, l’usine Thomson, qui fabriquait depuis quarante ans des appareils électroménagers, s’apprêtait à fermer. Seuls 130 salariés, seniors, y travaillaient encore. Les autorités locales nous en ont alertés. En visitant cet immense bâtiment industriel déserté, nous avons eu l’idée fulgurante d’en faire une start-up de traitement des déchets électroniques. (…) J’ai déposé une offre de reprise auprès du tribunal de commerce de Nanterre, parallèlement à trois industriels qui entendaient uniquement démonter la friche. Je proposais de racheter l’ensemble pour 1 euro symbolique et m’engageais à reprendre les 130 derniers ouvriers. Certains d’entre eux continuaient de se rendre à l’usine tous les matins, n’ayant pas annoncé à leur famille qu’ils avaient été licenciés deux mois plus tôt. Au préalable, j’avais pris des contacts avec des grands groupes et avais obtenu du ministère du Travail que ces personnes perçoivent leur allocation chômage quelques mois supplémentaires, le temps que nous trouvions un modèle économique viable et les embauchions en CDI. Contre toute attente, le tribunal de commerce a retenu notre dossier. Inutile de dire que j’ai passé une nuit difficile…, car nous faisions un pari insensé. Les employés eux-mêmes me prenaient pour un patron exotique : eux qui avaient construit des appareils électroménagers pendant des décennies devaient maintenant les détruire !
Une entreprise solide
À sa naissance en 2008, cette entreprise, Envie 2E, traitait 4 000 tonnes de déchets électroniques et générait 400 000 euros de chiffre d’affaires annuel. Dix ans plus tard, elle recycle 100 000 tonnes de déchets, affiche 18 millions d’euros de chiffre d’affaires et dégage un bénéfice après impôts de 2,3 millions d’euros. Elle a accéléré la croissance de Vitamine T. Dans son sillage, nous avons créé des filiales de recyclage de véhicules hors d’usage ou encore de traitement des meubles. Le modèle économique du groupe s’est organisé autour d’une activité dominante de valorisation des déchets. S’y ajoutent un pôle de services, un pôle agricole et une agence d’intérim.
Depuis, nous avons connu une incroyable accélération. Notre activité représente 80 millions d’euros en 2018, contre 30 millions d’euros en 2010. Sur cette période, nous sommes passés de 600 à 4 000 salariés. Le modèle a prospéré sur une base économiquement soutenable et socialement profitable. (…)
Une désespérante préférence française pour le chômage
Vitamine T est un observatoire privilégié du chômage, et plus encore du paradoxe absolu qu’est la préférence du système français pour le chômage. Le noyau dur du chômage est estimé à 1 million d’individus en France, dont la plupart sont sans emploi depuis plus de deux ans. Nous constatons chez eux une forme de renoncement. Nous avons de plus en plus affaire à des personnes qui manifestent une distance par rapport au travail, mais aussi une défiance vis-à-vis de nos propositions : elles n’y croient plus, ont abandonné. (…) Au-delà de stratégies marginales de contournement et d’un très relatif confort des minima sociaux, la vision que ces personnes ont du travail, et donc du chômage, a changé.
L’impact sociétal catastrophique du chômage de masse
Entre les gamins blessés par la vie dont je m’occupais naguère et les chômeurs de l’industrie d’aujourd’hui, les seconds se sentent parfois bien plus déconsidérés. Ils ont perdu toute confiance en eux, souffrent du regard de leur conjoint, de leurs voisins. Ils se trouvent dans de telles situations comportementales et cognitives, ont tant perdu l’habitude de se projeter dans l’avenir, qu’ils doivent tout d’abord devenir des citoyens et retrouver confiance en eux.
Notre première mission est de leur redonner de l’espoir, de les convaincre que c’est possible. La plupart ne sont pas prêts à travailler, non parce qu’ils ne le veulent pas, mais parce qu’ils n’y croient plus. Paradoxe suprême, je n’ai jamais été autant sollicité par des entreprises pour former des travailleurs susceptibles d’occuper des postes qu’elles n’arrivent pas à pourvoir. Il faut prendre conscience de cette contradiction dramatique qui touche notre pays : les besoins d’emploi ne trouvent pas de réponse parmi un public de laissés-pour-compte, que les politiques publiques de lutte contre le chômage ne sont jamais parvenues à réintroduire dans le jeu économique et social. Ces chômeurs ont besoin d’entreprises comme les nôtres, prêtes à leur dispenser un accompagnement et une formation, à les mettre en emploi, à leur offrir un vrai statut et un vrai salaire, prêtes aussi à s’emparer de leurs difficultés quotidiennes. (…) L’alchimie de Vitamine T réside dans cet équilibre entre la formation, l’exigence – économique, technologique, professionnelle – et la bienveillance envers ces personnes dont nous refaçonnons le destin.
“Combiner la performance économique et l’insertion sociale”
Les quatre piliers de la réussite
Avec le recul, j’identifie quatre grands piliers sur lesquels s’est bâtie la réussite de Vitamine T.
Le travail social allié à l’entreprise
Notre premier facteur de succès tient à une alliance entre le travail social et l’entreprise. Il n’est pas question que nous cantonnions nos bénéficiaires dans des ateliers d’insertion qui les maintiendraient dans une précarité déguisée. Nous entendons leur offrir des emplois dans de belles entreprises. C’est la meilleure façon de les réconcilier avec eux-mêmes, car tout système pour les pauvres est un pauvre système.
Nous invitons nos partenaires à passer de la compassion à la raison, d’une responsabilité sociale et environnementale parfois de façade à une véritable stratégie d’intégration de personnes très éloignées de l’emploi, à l’aide de Vitamine T. Sans nous contenter de clauses sociales dans des appels d’offres ou de soutiens ponctuels, nous considérons que la meilleure alliance réside dans le capital. Nous créons avec nos partenaires des joint ventures qui leur permettent de prendre part à la vision de Vitamine T. Ils n’ont bien sûr pas vocation à y être majoritaires.
Une entreprise sociale est d’abord une entreprise [qui] assume pleinement son exercice social dans une économie de marché. Par chance, cette économie est aujourd’hui en quête de sens et de valeurs [comme je le constate chez] de nombreux dirigeants, y compris de TPE et PME [et chez les] jeunes diplômés de grandes écoles.
S’affranchir des fonds publics
Je retiens notamment de mon expérience que tout semble concourir, dans notre pays, au maintien des personnes au chômage. Le retour vers l’emploi est un laborieux parcours du combattant, qui met en risque les individus à de nombreux égards, sans offrir un avantage déterminant par rapport aux minima sociaux. Le chômage est comme institutionnalisé. (…) Pour échapper à ces lourdeurs, nous nous sommes affranchis de l’argent public. (…) Nombre d’entreprises d’insertion sont encore trop dépendantes de l’argent public. Elles se retrouvent démunies lorsque leurs bénéficiaires n’ont pas trouvé d’emploi après deux ans d’accompagnement et que l’aide de l’État cesse. (…) Il est vrai que Vitamine T jouit d’un avantage “compétitif” : non seulement nous sommes performants, mais nous ne versons pas de dividendes. Les résultats consolidés après impôts que nous dégageons chaque année sont réinjectés intégralement dans nos entreprises. Cela nous permet de soutenir des programmes sociaux. Ainsi, si deux ans ne suffisent pas à une personne pour se réconcilier avec elle-même et avec le travail, nous la gardons davantage.
L’innovation sociale permanente
Son succès, Vitamine T le tient aussi de l’innovation sociale. Nous sommes en quête des méthodes les plus pertinentes pour nos bénéficiaires, qu’elles passent par la culture, le sport ou bien d’autres chemins. (…) Le programme 1 000 personnes, 1 000 destins, que nous venons de remporter auprès du ministère du Travail, est la plus récente illustration de cette volonté d’innovation. Nous le financerons à 50 % par notre haut de bilan. Grâce à lui, nous disséminerons des équipes de coaches, ou boosters, dans les zones les plus difficiles du nord de la France, au pied des cages d’escalier. Je m’inspire en cela d’une éblouissante expérience menée par les Apprentis d’Auteuil dans les quartiers nord de Marseille. Nous devons réinventer la façon de s’adresser à ces populations (…) tout reprendre, “du lever au coucher”. Je renonce à y voir une génération sacrifiée.
Une gouvernance qui verrouille la mission sociale
La gouvernance singulière de Vitamine T est garante de sa mission sociale, alliée à une exigence économique. Notre performance suscite des convoitises, à tel point que des tiers nous proposent de racheter certaines de nos sociétés, au cœur de métier très porteur. Notre gouvernance nous évite de céder à des propositions alléchantes qui nous détourneraient de notre vocation. Les arbitrages que j’opère sont éminemment sensibles. Il ne va pas de soi de combiner la performance économique et l’insertion sociale. Tôt ou tard, la première prend le pas sur la seconde. Il m’arrive de prendre des décisions économiques – investir dans une nouvelle machine, par exemple – au détriment de la dimension sociale, et inversement. C’est toujours un compromis provisoire, dans le but de renforcer, à terme, nos capacités de remise en emploi. Il faut savoir avancer sur une ligne de crête sans tomber dans les compromissions. Notre type de gouvernance nous le permet. Elle sera déterminante, quand, demain, je céderai les rênes de Vitamine T. »
Extraits du compte rendu du séminaire « Économie et sens » de l’École de Paris du management, séance du 9 janvier 2019, rédigé par Sophie Jacolin, reproduits avec l’aimable autorisation de l’École de Paris du management.
Texte intégral à retrouver sur le site de l’École de Paris du management : Vitamine T, les secrets d’une insertion à grande échelle