Vive l’École polytechnique : le destin de Robert Dautray (49)
Vive l’École polytechnique qui permet à des destins comme celui de Robert Dautray (49) de s’accomplir. Nous étions quelques-uns à connaître une légende que nous nous racontions sous le boisseau avec recueillement : celle d’un berger qui avec la complicité de quelques enseignants intégrerait successivement, en qualité de major, les Arts et Métiers et l’X, pour découvrir quelques années plus tard les mystères de la bombe H. Bref, une très belle histoire d’ascenseur social, exemplaire par la dénivelée qu’elle aurait fait franchir en quelques petites décennies à un gamin que tout condamnait à une carrière anonyme.
Cette légende s’est faite verbe dans l’ouvrage que Robert Dautray a fait paraître chez Odile Jacob : Mémoires (Du Vél d’Hiv à la bombe H). Et la réalité est encore une fois plus belle que la légende. L’auteur y raconte son enfance et son adolescence dans cette France occupée puis libérée d’une oppression dont il faillit être une bien jeune victime. Ce livre ne doit pas se lire comme un destin d’homme ayant eu au départ tous les handicaps, mais comme un hymne d’amour à des parents et à une nation qui fera de lui un Français de cœur, d’esprit et de raison. Qu’on en juge.
Menacé par les rafles dès 1941, car fils de deux parents immigrés, Robert Dautray atteindra, grâce à sa mère, la zone libre où il trouvera la paix de la nature pendant que son père, resté à Paris, sera déporté et disparaîtra à Auschwitz. Et il est difficile de ne pas se laisser submerger par l’émotion, en lisant le récit de cette famille détruite par la cruauté d’une époque où régnait la folie du nazisme. Par la grâce d’une famille méridionale, le jeune Robert devient un berger qui apprécie son nouvel environnement, ce qui nous vaut quelques très belles pages sur la terre du troupeau et le ciel des astres, où perce la curiosité de celui chez qui naît une passion qui orientera bien plus tard un nouveau développement de sa carrière.
C’est alors que commence le second livre de l’ouvrage, qui en comporte plusieurs, sur l’amour de la science. Ou plutôt l’amour de la science et de la technologie, tant les deux sont intimement liées dans l’esprit de l’auteur.
Robert Dautray prépare les Arts et Métiers dont il passe, en blouse bleue, brillamment le concours en auditeur libre. Il y apprend les savoirs et les savoir-faire pour fabriquer des machines et des charpentes, et surtout il découvre le milieu des compagnons et de la fraternité du travail. Peu de temps après, sous la pression de l’un de ses professeurs, il intègre l’X, dont il ignorait l’existence quelques mois auparavant, où ses nouveaux condisciples le frappent par leur culture, qu’il ne met pas longtemps à égaler. Ses professeurs lui ouvrent les portes de la Science, et guidé par ses maîtres, il commence à soulever un coin du voile, selon l’expression d’Einstein. Dès lors, la science accompagnée de la technique (qu’il a appris à conjuguer grâce à sa double formation) devient une compagne exigeante dont il faut surveiller les usages dévoyés. C’est ainsi qu’il plaidera plus tard avec vigueur pour un renforcement des moyens et des pouvoirs de l’AIEA, et en faveur d’un puissant effort de recherche sur l’effet de serre.
À sa sortie de l’X, il se fait détacher très rapidement du Corps des Mines dont il apprécie la taille humaine, pour entrer dans le nucléaire où il définira les concepts du contrôle-commande et de la stabilité des chaudières nucléaires. Un premier succès appelant des tâches plus complexes, il se voit chargé d’établir le cahier des charges scientifiques du premier réacteur à haut flux de neutrons, puis de le construire. C’est alors que dans l’antichambre de la DAM sous la pression d’un ardent patriotisme, il commence à étudier la théorie de la bombe thermonucléaire pour prendre ensuite les rênes scientifiques de ce programme.
La réussite de la campagne d’essai de 1968 lui permettra, écrit-il avec modestie, d’éprouver la satisfaction de celui qui a su coordonner de nombreuses équipes pour doter notre pays de la bombe H. Dès lors les étapes s’enchaînent : miniaturisation des armes nucléaires, direction scientifique de la DAM, puis du CEA ; Haut-Commissariat à l’Énergie atomique, tandis qu’il déchiffre la stratégie scientifique des lasers, des machines à calculer, du spatial ; qu’il décline les mathématiques utilisées avec une incroyable adaptabilité pour exprimer la physique fondamentale (domaine dans lequel il écrira avec J.-L. Lions une somme qui sert de bréviaire aux physiciens des particules).
L’Académie des sciences lui ouvre ses portes, la vieille dame du quai Conti lui ayant organisé une élection de maréchal. Il s’intéresse aux déchets nucléaires, à l’effet de serre bien avant d’autres. Nous créerons ensemble vers la fin des années quatre-vingt des DEA sur ce thème, quand je développerai une école doctorale à l’École polytechnique.
J’aurai une autre occasion de mesurer toute la palette des connaissances scientifiques de l’auteur quand, président du Conseil d’administration de notre École, j’introduirai la biologie dans le tronc commun des études. C’est à Robert Dautray que je demanderai de superviser la réduction du volume des autres enseignements scientifiques, afin de faire de la place à cette nouvelle discipline.
Le troisième livre réside dans les notes de l’auteur. Elles lui sont de toute évidence chères dans le but de préciser sa pensée sur de nombreux points, et comportent de nombreuses anecdotes. Elles forment à elles seules un ouvrage qui mérite lecture et relecture. Un exemple parmi d’autres : un lecteur attentif y trouvera l’indication essentielle en physique quantique que notre monde est fait de processus et non pas de « choses ». De processus qui décrivent toutes les évolutions possibles et expriment toutes les propriétés d’un atome, d’une particule.
Mais le quatrième et principal livre est tout autre. Il décrit les convictions d’un homme qui ne se réduit pas à une carrière. Pour l’auteur, le rôle que l’on tient dans la vie est fait d’amour des autres, de leur rencontre, de l’élan, de l’énergie avec lesquels on respecte la dignité d’un être humain quel qu’il soit ; de lucidité pour comprendre et saisir la main que l’on vous tend. C’est à l’X que ses professeurs et ses camarades le révélèrent ainsi à lui-même. Mais cette dernière partie est aussi un hymne à une nation, la France qui, par ses valeurs offertes à l’intelligence et à la sensibilité des hommes, a su susciter chez lui un amour, une passion, qui valent bien toutes les lois du sol et du sang. L’X en est pour lui une émanation qu’il convient de respecter. Il appartiendra à d’autres de dire ce qu’il doit en tant que « gadz’arts » à une autre grande école d’ingénieurs.
On aura compris qu’il faut impérativement lire ce récit de celui qui a eu notamment la responsabilité de la science dans le domaine nucléaire tout en restant profondément humain.
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Patronyme
Bonjour,
Pouvez-vous m’indiquer quand le nom DAUTRAY a remplacé celui de KOUCHELEVITZ. (cf le livre de A. PEYREFITTE « Le mal français »
Cordialement
G.S.