Vivre ensemble dans une République laïque
Prétendant agir au nom de l’islam, les auteurs des attentats nourrissent des discours radicaux sur l’intégration impossible des musulmans dans notre société, discours que renforce la multiplication des agressions verbales et des actes antisémites commis par des jeunes.
D’où notre interrogation : ces auteurs d’attentats et ces jeunes qui prennent leur parti, que représentent- ils ?
« La République est notre maison à tous, notre famille fondée sur quatre piliers fondamentaux : la liberté, l’égalité, la solidarité fraternelle et la laïcité.
Si on touche à l’un de ces piliers, la République devient bancale. »
Lydia Guirous
Notre appartenance sociale nous donne peu d’occasions de rencontrer sur un pied d’égalité nos compatriotes de culture musulmane, aussi avons-nous choisi d’en écouter trois nous parler du vivre-ensemble : deux femmes issues de parents immigrés, qui ont reçu l’une et l’autre une formation supérieure et qui, possédant une bonne maîtrise du langage, expriment clairement des positions très différentes ; puis un chanteur que son discours situe à mi-chemin entre ces deux femmes.
« J’aime la chorba et la tête de veau, le bœuf bourguignon et le couscous, Matoub Lounès et Renaud. Ce livre est mon histoire, celui d’une jeune femme née en Kabylie, arrivée à Roubaix à l’âge de six ans pour fuir le terrorisme de la décennie noire en Algérie. » C’est ainsi que débute le livre de Lydia Guirous1.
De son départ d’Algérie en catastrophe, elle retire une aversion viscérale pour toute forme d’oppression religieuse. En France, ses parents attendaient beaucoup de l’école de la République, et ils se sont battus pour que les choix d’orientation de leur fille soient décidés en fonction de ses résultats scolaires et non pas de ce que ses maîtres estimaient raisonnable pour une enfant d’immigrés.
Titulaire d’un master d’économie à Dauphine et du diplôme de l’École supérieure de commerce de Paris, elle s’est mariée avec un époux de culture chrétienne.
Elle a un emploi dans une institution publique de la Défense, elle milite dans des mouvements féministes et vient de s’engager en politique dans un parti de droite.
Vouloir s’intégrer
Son livre témoigne de son vouloir d’intégration dans la société française dont elle ne cesse de vanter qu’elle se veuille laïque. Revenue récemment à Roubaix où elle a vécu sa première jeunesse, elle décrit une « ville qui s’enlise dans le communautarisme ».
“ Ces auteurs d’attentats et ces jeunes qui prennent leur parti, que représentent-ils ? ”
Elle déplore les conditions faites aux femmes dans les quartiers sensibles, les filles harcelées par les hommes dans l’espace public et la prégnance du tabou de la sexualité dans l’espace familial. Elle rapporte une histoire de mariage qui se termine par l’enfermement de l’épouse dans un islam radical.
Elle critique l’intransigeance des interdits alimentaires et, sur tous ces points, elle reproche aux autorités leurs hésitations à faire appliquer les lois de la République.
Pour elle, céder à chaque contestation aboutit à favoriser la création de ghettos où les lois en vigueur ne sont plus celles de la République et où ceux et celles qui se révoltent sont traités de « colla-beurs ».
« Charlie Hebdo » jouait avec le feu
Elle aussi française de culture musulmane, Houria Bouteldja présente un point de vue très différent. Militante passionnée de la lutte contre ce qu’elle considère comme des reliquats de la domination coloniale, pourfendeuse de l’islamophobie, elle publie régulièrement des articles très polémiques sur le site Internet des « Indigènes de la République ».
Au nom de ses compatriotes musulmans, elle parle le langage des opprimés : « Nous savons que nous ne sommes rien. On ne cesse de nous le dire. Notre humanité est piétinée et chacun s’y essuie les pieds. L’une des rares figures qui nous réhabilite et sur laquelle nous projetons notre “nous” positif et digne est celle du Prophète. Il nous permet de rester debout car il est justice, droiture et bonté2. »
Il faut, poursuit-elle, prendre la mesure de cette humiliation pour comprendre que Charlie Hebdo jouait avec le feu. La société s’indigne d’une seule voix lorsque des jeunes d’origine immigrée profanent le drapeau national ou sifflent la Marseillaise.
Cela devrait, écrit-elle, nous aider à comprendre ce que ressentent ses coreligionnaires devant les caricatures qui insultent la mémoire du Prophète.
« S’ils nous avaient entendus, peut-être les aurions-nous sauvés d’eux-mêmes. » © KEY GRAPHIC
Des humains, pas des paillassons
Elle condamne sans réserve l’horreur des attentats du mois de janvier à Paris, mais elle interpelle Charlie Hebdo dont elle a souvent partagé des combats ; elle lui reproche de mettre au compte de la liberté d’expression son droit d’insulter le Prophète :
« J’en veux à Charlie Hebdo de nous faire porter collectivement le si lourd fardeau de son inconsistance. Je leur en veux d’être passés à côté de l’essentiel, sûrement la seule chose qui compte : nous sommes des humains, pas des paillassons. Je leur en veux d’avoir vidé la satire de son sens, de l’avoir dirigée contre des opprimés – ce qui est une forme de sadisme – en lieu et place du pouvoir et des puissants – ce qui est une forme de résistance.
“Charb a mené sa rédaction à la mort” : ce n’est pas moi qui le dis, c’est Delfeil de Ton. Je leur en veux de ne pas avoir écouté ces saletés “d’islamo-gauchistes”.
Je leur en veux car s’ils nous avaient entendus, peut-être les aurionsnous sauvés d’eux-mêmes et peut-être seraient-ils encore des nôtres3. »
Parler d’amour et non de haine
Où situer notre vivre ensemble entre deux points de vue si opposés ? Celui de Lydia, traumatisée par les caricatures de religion dont se réclament les intégristes musulmans, et celui de Houria, blessée par le mépris que signifient pour elle les caricatures du Prophète dans Charlie Hebdo ?
“ Dire la vérité quand tout le monde ment ”
À mi-chemin et en pleine conscience de notre naïveté, nous avons cherché une réponse dans une interview publiée, un mois après les attentats de Paris, par l’hebdomadaire Télérama4. Un journaliste interroge le chanteur Abd Al Malik qui, élevé à Strasbourg par des parents chrétiens, a choisi d’être musulman.
Pour lui, « l’islam est avant tout une spiritualité, au même titre que le judaïsme ou le christianisme » ; pour lui, c’est une religion fondée sur l’amour de l’autre.
Interrogé sur les caricatures du Prophète, il remarque que « l’irrévérence va de pair avec la culture, l’intelligence, la morale. Seule, elle devient gratuite » et, ajoute-t-il, « on ne peut à la fois parler d’irrévérence au pays de Voltaire et hurler contre les (très rares) enfants qui ont refusé la minute de silence à l’école ».
Finalement, s’emporte-t-il, « la véritable irrévérence aujourd’hui, c’est parler d’amour quand tout le monde parle de haine ; faire du bien dans une époque qui sépare les êtres ; essayer d’agir dans un monde qui dit “on ne peut rien faire”, dire la vérité quand tout le monde ment. »
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1. Allah est grand, la République aussi, Éd. J.-C. Lattès, 2014.
2. Dans le blog des « Indigènes de la République » du 26 janvier 2015, extrait du texte intitulé « Charlie Hebdo : du sacré des Damnés de la Terre et de sa profanation ».
3. Ibid.
4. Télérama n° 3397, du 21 au 27 février 2015.