Vivre, naviguer et combattre à bord d’un navire de guerre au XVIIIe siècle
Reconstituer et raconter l’existence quotidienne et les activités exceptionnelles des marins embarqués sur la machine la plus consommatrice de technologies avancées du Siècle des lumières intéressent les chercheurs en histoire, curieux de techniques et amateurs de navigation à voile.
REPÈRES
Il existe des modes dans toutes les activités de l’esprit, en particulier dans le prosaïque périmètre des sciences historiques. Les historiens ont d’abord dévalorisé l’histoire événementielle (celle des batailles et celle de la vie des grands hommes) au profit d’une approche économique du passé. Ensuite, ils ont tenté de retrouver dans les évolutions des mentalités les facteurs d’explication des grands événements historiques. Enfin, un peu plus tard, en mêlant la sociologie et l’histoire des techniques, certains se sont fixé pour objectif de reconstituer les multiples conditions de vie des sociétés qui nous ont précédés sur la planète.
Le bâtiment de ligne à voiles, engin sophistiqué, employait toutes les ressources de la science et du savoir-faire de nos très industrieux ancêtres. Évoquons pêle-mêle la complexité des compétences à susciter et à réunir.
Une complexité des compétences à susciter et à réunir
En bout de la chaîne d’approvisionnements en lourds bois d’oeuvre sélectionnés, tous les processus de construction de solides coques en chêne de plusieurs centaines de tonnes. C’est le domaine des intendants, des ingénieurs ‑constructeurs et des charpentiers de marine.
Leur entretien à la mer et au port (ainsi que celui des apparaux de manœuvre, embarcations, coutures de coque, agrès, voiles, câbles et enfléchures) dans les pires conditions de température, salinité ou hygrométrie et leur réparation » avec les moyens du bord » à la suite d’avaries de combat ou de fortunes de mer occasionnées par le gros temps. Il s’agit du périmètre d’action des charpentiers de bord.
Cloutages et ferrures
Les métallurgies afférentes à la construction de centaines de tubes d’artillerie en fer dont les spécimens les plus puissants (canons de 36 livres), avec leurs affûts de bois, pesaient 4 tonnes, conjuguées au travail de l’acier pour les platines d’armes à feu, les lames d’armes blanches ou les ressorts de certains mécanismes ; sans oublier les cloutages et ferrures diverses. On entre dans les processus de sidérurgie au bois, fonte par petites coulées, forage des âmes des pièces à l’outil hydraulique (machine de Maritz) ou dans les domaines du laminage à froid (plaques en cuivre pour le doublage des carènes) ou confection industrielle d’objets en fer-blanc.
Triangulation et optique
Les connaissances cartographiques, astronomiques et instrumentales nécessitées par de longues navigations hors de vue des terres. On aborde les sciences appliquées en hydrographie, triangulation, optique et petite mécanique.
Alimentation
La maîtrise de conservations d’aliments et de boissons en rations nécessaires à l’alimentation de centaines d’hommes pour de nombreux mois. C’est la tâche des divers munitionnaires, cambusiers, tonneliers, cuisiniers ; les techniques de stockage et d’emploi sûr de dizaines de tonnes de poudre noire, explosif vivace très dangereux ; domaine des canonniers, bombardiers et armuriers de bord.
Connaissance, doigté et intelligence
Un séminaire d’histoire maritime
Lieu de rencontre propice à des croisements de compétences et d’expériences, ce séminaire original, ouvert tant aux universitaires qu’aux passionnés d’histoire maritime (dont certains sont des marins) s’intéresse à la période XVIIe-XXe siècle, sous des angles variés et sans s’en tenir à la seule histoire française. Quelques thèmes abordés : Naviguer sur un bâtiment de guerre au XVIIIe siècle, en collaboration avec Jean Ceccarelli, Olivier Chaline et Patrice Decencière, soit Paris-IV et l’Association des amis du musée de la Marine ; Épisodes qui ont marqué la Marine française de la IIIe à la Ve République, en collaboration avec Jean-Baptiste Bruno, Martin Motte et Jean de Préneuf.
Aux compétences fondamentales s’ajoutaient : les connaissances, la perception, le coup d’œil et l’habileté adéquats aux commandements du maniement de plusieurs milliers de mètres carrés de voilure dans les conditions les plus difficiles (compétences partagées par les officiers de quart et les maîtres et seconds maîtres de manœuvre et les gabiers) ; le doigté utile pour le commandement et la préservation de la santé physique et morale de centaines d’individus pas forcément très motivés pour le service de leur souverain, roi ou république (domaine conjoint des officiers de vaisseau, chirurgiens, aumôniers et capitaines d’armes pour la discipline) ; l’intelligence tactique et le flair nécessaires à la bonne compréhension d’instructions incomplètes ou au déchiffrage de signaux désordonnés.
Toutes qualités physiques, intellectuelles ou morales qui ne pouvaient s’acquérir par les impétrants qu’à la double condition de la lumière de l’expérience associée à la détermination de réussir. Ce devait être les caractéristiques des bons marins du XVIIIe.
Une pédagogie multimodale
À l’automne dernier, dans l’enceinte de la célèbre université où ont étudié Thomas d’Aquin, Pierre et Marie Curie ou Simone de Beauvoir s’est tenue une modeste expérience de pédagogie » multimodale » concernant l’histoire maritime.
Il s’agissait de « faire embarquer » (par la pensée) des étudiants à bord d’un bâtiment de guerre et de les y faire vivre, naviguer et combattre comme au XVIIIe siècle.
Les ingrédients en furent très simples. Aux enseignements magistraux dispensés par un professeur d’université est venue s’adjoindre une somme d’informations techniques concrètes et de commentaires complémentaires émanant de passionnés » extérieurs » ; officiers de marine, ingénieurs ou cadres supérieurs férus d’histoire maritime, d’archéologie navale, de navigation à la voile ou de techniques armurières, tous membres d’associations culturelles appropriées : Association des amis du musée de la Marine (AAMM), Société française d’histoire maritime (SFHM).
Soutenus par un support iconographique classique (tableaux, gravures, cartes et schémas de fonctionnement) établi en PowerPoint mais comprenant diverses séquences animées qui ont été montées par Patrice Urvoy, les intervenants ont successivement traité : l’état de la question sur la navigation au XVIIIe siècle, à partir d’une sélection de la bibliographie française et anglo-saxonne la plus performante ; la minutieuse préparation pratique de la campagne de mer d’une formation d’unités de combat ;
Intelligence tactique et flair sont nécessaires au déchiffrage de signaux désordonnés
les modalités d’appareillage des divers bâtiments ; les caractéristiques des différents types de voiles et les principes de la propulsion éolienne ; les principales manœuvres de combat (donner la chasse, prendre l’avantage du vent, combattre bord à bord, gouverner pour l’abordage, gagner une position pour le tir en enfilade, tactiques navales, évolutions en ligne de bataille et virement de bord en ligne de file, prendre et donner la remorque) ainsi que les plus fréquentes manœuvres de parade effectuées en escadre pour la satisfaction des souverains.
Cette initiative est l’occasion de tester les chapitres d’un futur livre qui devrait combler une fâcheuse lacune dans la bibliographie en langue française.
Un examen virtuel
Un lieutenant appelé capitaine
La Navy octroyait aussi aux lieutenants la possibilité de commander un petit navire » hors rang » : cotre, brick ou transport armé. Étant aussi entendu que l’appellation venant avec la fonction , ce lieutenant serait appelé » capitaine « .
Notre ambition, très légitime mais parfaitement théorique à cause de l’anachronisme, serait que tous les participants du séminaire, après audition des exposés, consultation des meilleurs ouvrages de la bibliographie suggérée et assimilation de toutes les informations rassemblées dans ce futur ouvrage puissent réunir les connaissances suffisantes pour la réussite virtuelle à l’examen de lieutenant qui était exigé des midships de la Royal Navy.
Continuons à rêver, nous sommes bien loin de la mer. Outre-Manche l’obtention de cet examen constituait la seule barrière fonctionnelle qui s’exerçait dans l’accomplissement d’une carrière d’officier dans la marine du roi Georges. Le lieutenant assurait d’abord les fonctions de chef de service sur un bâtiment « de rang », puis de premier lieutenant sur un vaisseau chef de division. Il existait aussi une liste de séniorité, dans laquelle l’amirauté sélectionnait ceux auxquels elle entendait confier un commandement.
Faire embarquer par la pensée des étudiants à bord d’un bâtiment du XVIIIe siècle
Après octroi d’une commission les seaofficers étaient les seuls détenteurs de commandement à la mer de navires de guerre britanniques (HMS), et s’agissant de l’attribution d’un commandement à la mer il n’était jamais concédé à la séniorité mais toujours soumis au choix de l’amirauté.
Parvenu au terme de ce cursus original, intellectuellement notre auditoire serait en mesure (fictivement) de côtoyer de très célèbres » anciens « , précurseurs dans ces études : les amiraux Anson, Duncan, Rodney, Nelson, Saumarez ou Vernon ; le rigoureux capitaine W. Bligh et John Campbell, l’inventeur du sextant.
Demeurons cependant beaucoup plus modestes et continuons à intéresser nos auditeurs et à leur distiller avec célérité une prochaine satisfaction. Celle de consolider et compléter leurs connaissances nautiques historiques par la lecture de ce futur ouvrage.
Pour en savoir plus
Musée national de la Marine : www.aamm.fr
Société française d’histoire maritime (SFHM) : www.sfhm.asso.fr