VoisinMalin le porte-à-porte qui ouvre les quartiers
Pour insuffler une dynamique positive dans les quartiers populaires et déshérités, Anne Charpy, la fondatrice de l’association VoisinMalin, a eu l’idée de missionner les habitants eux-mêmes pour recréer du lien social et renforcer leur capacité à mieux vivre au sein de la société. Une initiative profondément mûrie qui restaure la dignité humaine là où elle est malmenée.
Qu’est-ce que VoisinMalin ?
VoisinMalin est une association qui constitue des équipes d’habitants ressources dont la mission est de créer un dialogue avec leurs voisins de quartier : ils vont les voir chez eux, en porte-à-porte, pour leur apporter des informations utiles pour leur vie quotidienne, sur des sujets préparés avec un partenaire compétent. Le but est que ces personnes rencontrées puissent agir pour vivre mieux dans leur quotidien. Ce sont des personnes qui n’ont pas accès à l’information ou sont noyées par une surabondance d’informations, qu’elles ne savent pas toujours hiérarchiser ou interpréter – faute de temps, de maîtrise de la langue ou de priorités. Elles n’ont pas confiance dans l’institution qui les a parfois mal reçues ou qui vient les contrôler. De plus, l’institution est en train de se retirer physiquement des quartiers sensibles d’où disparaissent le bureau de Poste, le médecin, où il n’y a plus de livraison de colis… Treize millions de Français ne savent pas envoyer un e‑mail et on les trouve davantage dans les quartiers les plus pauvres.
Comment est née cette intuition ?
C’est la rencontre entre deux expériences qui se sont enrichies mutuellement. La première, c’est une expérience dans des quartiers populaires au Chili où j’ai travaillé pendant trois ans dans le microcrédit. J’ai été impressionnée par l’énergie et les capacités de transmission de personnes qui vivaient avec très peu de chose. Le fait de pouvoir acheter un équipement de production grâce au microcrédit les conduisait à mobiliser toutes leurs voisines pour leur en faire profiter. Ça a abouti à l’organisation d’un syndicat professionnel de microentrepreneurs que j’ai accompagnée. Ils m’ont énormément appris. Mon rôle a été d’apporter un peu de méthode et de la reconnaissance, qui est un stimulateur important. Je les ai aussi mises en lien avec un avocat pour créer leur syndicat, avec des sponsors. Je me suis dit : « Je veux connaître cette réalité en France, je veux aller explorer et apporter cette même capacité de détection, d’organisation, de mise en lien et cette capacité de faire confiance, dans des milieux populaires. » Cette prise de conscience a conduit à ma deuxième expérience où, de retour en France, je me suis formée dans l’urbanisme pour travailler pendant une quinzaine d’années sur des projets de développement dans ces quartiers, sur les questions d’habitat social et d’amélioration de la ville.
Votre mission concernait l’habitat social ?
J’ai travaillé dans des cités des années 60 en copropriétés mal ou plus du tout gérées, des résidences à 200, 300, 500 logements qui appartenaient à une myriade de copropriétaires qui avaient acheté là pour avoir un petit patrimoine, lequel avait perdu de la valeur au fil des années. Les copropriétaires d’origine qui le pouvaient avaient dans les années 80 acheté des petits pavillons ailleurs, et avaient donc revendu à leurs locataires, pour beaucoup des ouvriers travaillant dans les usines automobiles voisines de Berliet, souvent immigrés du Maghreb. Ils ne connaissaient pas le fonctionnement des copropriétés et les contraintes de la loi de 65. Il y avait donc des situations très conflictuelles dans ces quartiers. Pour moi, l’enjeu était que ces nouveaux accédants puissent prendre leurs responsabilités. J’ai donc été identifiée comme une experte sur ces sujets d’intervention publique dans les copropriétés, ce qui est assez délicat car ce sont des logements privés. Je suis revenue à Paris et suis entrée à l’Agence nationale pour l’amélioration de l’habitat. Par la suite, j’ai postulé pour diriger un grand projet de ville dans l’Essonne, à la tête d’un groupement d’intérêt public (GIP), mais ai vite été frustrée de ne pas assez voir les habitants.
À Grigny, nous nous sommes rendu compte qu’il y avait besoin de traducteurs pour permettre aux familles de profiter d’un programme de réussite éducative. On a mis en place un réseau de traducteurs, formé des habitants qui parlaient les langues des personnes ayant besoin de traduction, et qui a eu un bel impact : cent familles se sont reconnectées aux écoles, les personnes ont commencé à participer aux cours de français pour débutant et ont pris des initiatives. Cette expérience m’a permis de découvrir une fonction essentielle et qui manquait cruellement, celle de passeur. Les élections de 2008 ont été un coup de massue : les habitants de Grigny ont très peu voté car les projets, qui devenaient pourtant une réalité, se faisaient sans les gens, qui considéraient que ça n’était pas pour eux. Finalement, on se privait de leurs dynamiques. Or, on ne peut pas changer leur vie sans eux. L’institution n’avait plus de crédit, il fallait faire quelque chose à côté de l’institution, avec un souci de pérennité, car nouer des liens de confiance prend du temps. VoisinMalin, ce sont ces deux dimensions : partir des gens, de leurs besoins et de leurs ressources et trouver un modèle économique qui permette une indépendance par rapport à un pouvoir politique.
Comment avez-vous trouvé des partenaires pour acquérir une autonomie financière ?
En tant que directrice du GIP, j’avais fait le constat que tous les acteurs présents dans ces quartiers étaient en échec de communication avec ces populations et que ça leur coûtait très cher : quand Veolia ou Enedis passent, on ne leur ouvre pas la porte, le personnel le vit mal, les gens ne savent pas bien utiliser les équipements qui subissent des dégradations, etc. Ils sont donc prêts à payer pour avoir un service qui fonctionne dans ces quartiers. Notre rôle est d’assurer en quelque sorte les derniers kilomètres entre les acteurs de ces territoires et les personnes qui y vivent.
Quel est le profil des managers de VoisinMalin ?
Le manager monte une équipe de voisins sur son territoire. Son profil est souvent bac + 5, c’est un rôle riche et pas évident. Et le manager doit aimer cette réalité sociale. J’ai failli avoir une polytechnicienne, qui avait monté un projet de bibliothèque de rue avec ATD Quart Monde, mais elle devait pantoufler. Nous avons des anciens élèves de Sciences-Po ou d’écoles de commerce, un ingénieur… mais encore une assistante sociale chevronnée ou un leader associatif de quartier. Être manager sur un quartier, c’est très formateur !
Et celui des Voisins Malins ?
Plus de 100 personnes, 36 langues parlées, les plus jeunes sont étudiantes au lycée en BTS et ont 18 ans, le plus âgé a 75 ans, c’est un ouvrier à la retraite, nous avons deux tiers de femmes, beaucoup de mères de famille qui ont envie de prendre un rôle, d’avoir un statut professionnel reconnu avec un petit salaire. La moitié sont des gens déjà impliqués et identifiés dans leur quartier, l’autre moitié sont des inconnus, parfois timides mais qui sont recommandés par le médecin de famille, la bibliothécaire, l’institutrice… Pour les trouver, on cherche des recommandations, on passe par cooptation. Ils sont recrutés en CDI et consacrent 15 à 20 heures par mois aux missions en porte-à-porte, de préférence le soir entre 18 et 20 heures, ou le samedi.
Quelle est la sociologie des personnes à qui ça rend service ?
On a de plus en plus de personnes âgées isolées, des personnes de migration récente ou plus ancienne, des personnes au RSA, des familles, souvent composées d’une femme seule avec ses enfants, et même des militants de quartier de la première heure… En réalité, les Voisins Malins et les habitants vus en porte-à-porte ont des histoires de vie qui se ressemblent.
Quels sujets abordez-vous avec les habitants ?
Ceux qui ont trait au cadre de vie et au vivre ensemble. La moitié des sujets concernent la vie courante et les travaux dans l’habitat. L’autre moitié concerne la santé (prévention, information sur l’offre de soins, accès aux droits de santé), l’éducation (l’accès à la crèche et à l’école dès 2 ans, la relation avec le collège), l’identification des personnes âgées isolées, l’inclusion numérique…
Comment qualifiez-vous les bénéfices sociaux et sociétaux apportés par VoisinMalin ?
Le premier bénéfice est humain. VoisinMalin apporte de l’estime de soi, de la considération, de l’écoute à des personnes qui se sentent abandonnées. Ensuite, 80 % d’entre elles apprennent quelque chose de nouveau et d’utile. Elles ont accès à l’information et à une réflexion personnelle. Ça leur permet de prendre confiance dans leurs capacités à comprendre leur environnement et à résoudre des sujets concrets (réparer une fuite d’eau, faire une démarche en ligne, se renseigner sur un changement…), et d’inverser un processus de renoncement à agir et de repli sur soi. 66 % des gens nous disent qu’ils vont changer quelque chose suite au passage de VoisinMalin. Les Voisins Malins nous disent également qu’il se crée progressivement un sentiment d’appartenir à une communauté, une sortie de l’isolement ou du désarroi. Dernier élément, nos interventions ont un impact sur l’évolution des pratiques de service de la part des acteurs qui adaptent leurs interventions aux besoins et aux réalités vécues par les gens (traitement des réclamations, horaires d’ouverture…) et font évoluer leur propre regard sur ces personnes, qui trouvent une plus grande légitimité à leurs yeux.
Forte de votre expérience, quel message avez-vous envie de donner à la société française ?
L’expérience des Voisins Malins rejoint ce qui m’avait enthousiasmée au Chili : quand on a une vie compliquée, rendre ce coup de main le soir après le travail, franchement, vous voyez des gens qui feraient ça parmi ceux qui ont davantage de possibilités ? C’est une excellente nouvelle d’avoir de telles personnes parmi nous ! Moins les gens ont, plus ils se sentent proches de ceux qui ont encore moins. Ce sens des priorités autour de la relation humaine, je trouve qu’on l’a beaucoup perdu. Qui a ce même intérêt pour les autres dans notre société, dans nos immeubles ? C’est une vraie source d’inspiration pour moi. Et ils disent les choses comme elles sont, il y a un parler vrai sans polissage qui simplifie beaucoup.
L’autre message que je voudrais dire est que je suis frappée par le fossé grandissant qui sépare notre société à deux vitesses. La compétitivité pour la réussite de leurs enfants coupe les plus privilégiés du réel. Les gens qui réussissent disent qu’ils sont méritants. Je suis très critique vis-à-vis de cette notion de mérite, qui est bien moins vraie aujourd’hui. Tous ces jeunes diplômés qui s’intéressent à l’ESS, c’est très bien, mais il faut qu’ils aillent vraiment au contact des réalités car certains projets ne sont pas adaptés à ce que vivent les gens et ne les rejoignent pas.
J’ai eu l’occasion de rencontrer Charles-Édouard Vincent (91), le fondateur de Lulu dans ma rue, et ce qui me frappe, c’est que, VoisinMalin, comme Lulu dans ma rue, est le fruit de toute votre expérience qui s’inscrit dans le temps, la maturité.
On peut dire qu’il faut une sorte d’humilité. Les jeunes professionnels qui viennent ici, il y en a pour qui c’est difficile. Ils sont formés, ont des méthodes, viennent avec le projet de professionnaliser les choses, mais nous leur disons d’aller d’abord sur le terrain et idéalement de travailler dans un quartier pendant deux ans pour vivre l’expérience d’y être manager.
Je trouve très intéressant que l’expérience, toutes les étapes d’une vie permettent les grandes réalisations humaines et tournées vers l’autre, dans notre société qui loue la vitesse et la réussite financière.
C’est exactement ça. J’ai été dans plein de mondes différents, j’ai fait l’ESCP, je venais de Ginette et beaucoup d’anciens de ces écoles sont des grands managers. Venir chez VoisinMalin, c’est un vrai choix, car un manager gagne 30⁄35 000 euros annuels bruts, un diplômé d’une grande école aura une décote de 20 à 30 % sur son salaire. Au début, c’est acceptable. Quand on fonde une famille en Île-de-France, c’est plus compliqué, il y a une prise de risque et des renoncements. Mais un tel choix enrichit ceux qui le font, ils seront plus créatifs dans leurs prochains jobs pour trouver des solutions et ils auront à cœur d’apporter du sens dans leurs projets.
Où est-ce que l’expérience de VoisinMalin vous rejoint au plus intime ? Qu’est-ce qui serait le fil conducteur de votre parcours ?
J’ai pris conscience il y a peu que mon engagement contre les impuissances et les injustices trouvait sa source dans le dépassement d’une situation intolérable de victime que j’ai personnellement vécue. Le fait de permettre à ces personnes de vivre mieux, de pouvoir choisir dans leur vie et de vivre une forme d’émancipation, est ce qui est moteur pour moi.
Est-ce qu’on se sent seul parfois dans ce type d’entreprise tournée vers l’autre ?
On se sent très seul. C’est pour ça que les réseaux de pairs (comme Ashoka) sont très importants. J’ai des échanges réguliers avec des membres d’Ashoka qui connaissent les mêmes difficultés que moi, ça rassure ! Et puis j’ai plein de bonnes fées, et des personnes qui accompagnent le projet depuis longtemps.
Quelles sont les perspectives pour VoisinMalin ?
Nous avons l’ambition de couvrir 20 villes françaises d’ici 2020 grâce à un réseau de 250 Voisins Malins et d’ouvrir 50 000 portes. Nous aurons ainsi réussi à toucher une personne sur cinq parmi les deux millions les plus pauvres vivant dans ces quartiers.
Pour en savoir plus et pour soutenir l’association
Répartition des ressources
En 2017, 45 % des ressources sont issues des missions réalisées en partenariats avec des commanditaires publics et privés
Objectif : 60 % d’ici 5 ans
19 % des subventions publiques
36 % du mécénat privé
Partenariats opérationnels sur des sujets d’intérêt général :
Énergie : Veolia, ERDF, Enedis
Construction et travaux publics : Vinci, Eiffage
Services aux habitants : La Poste, AG2R La Mondiale
Réponse à des appels d’offres sur des projets qui concernent les habitants des quartiers populaires : Accenture, BNP Paribas Real Estate
Soutien de plusieurs grandes fondations familiales et d’entreprises
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bien