Volpone
Bien des Français connaissent si mal Ben Jonson qu’en montant voici quelques années Volpone, la Comédie de Paris omit de faire figurer son nom sur l’affiche. On n’y lisait que ceux de ses deux adaptateurs associés : Jules Romains et Stefan Zweig. Par un juste retour des choses, le résultat ne se révéla pas fameux du tout, au point que La Jaune et la Rouge préféra s’abstenir d’en publier mon compte rendu, tant il était grincheux.
Tout de même que Shakespeare son contemporain et ami, Ben Jonson fut à la fois comédien et auteur dramatique. Rien de tel pour sentir, comme d’instinct, la qualité théâtrale d’une idée, la façon de la traduire en un enchaînement de scènes, puis en dialogues bien gouleyants à la “ mise en bouche ”.
Cet été, le Festival d’Anjou a monté un Volpone dont le texte n’est ni celui de Ben Jonson – injouable de nos jours, parce que par endroits aussi bourré d’allusions à l’actualité élisabéthaine qu’une revue de chansonniers – ni celui de Romains et Zweig, mais une nouvelle adaptation, signée de Jean Colette, auteur de textes pour la radio, la télévision, le cinéma, le théâtre… et la BD, et de Toni Cecchinato, comédien et metteur en scène.
De ce travail naquit une merveille pure. Les dialogues sonnent peut-être moins nobles que ceux de Romains et Zweig mais, endiablés et truculents à souhait, sont à coup sûr plus proches de la bouffonnerie loufoque, lestée d’un zeste de gaudriole, si chère aux élisabéthains, et pourtant admirablement construits, pleins d’inattendus, et surtout sans la moindre faute de goût. La mise en scène étant de Francis Perrin – de surcroît, il joue Mosca – vous pouvez aisément vous peindre le résultat : une soirée comme on n’en connaît peu. Devant le spectateur ébloui défile un étonnant carnaval d’imbéciles à demi-fous, dignes des meilleurs moments de Molière. Et Mosca fait au moins aussi bien que Scapin.
Ainsi adapté, et joué, le sens comique de Ben Jonson se révèle plus aigu, et surtout plus fin que celui de Shakespeare, trop souvent, me semble-t-il, bâti sur des jeux de mots un tantinet vaseux, parfois au bord de la vulgarité, voire du mauvais côté de ce bord. Laissons au grand Will la prodigieuse densité humaine de ses tragédies, l’envoûtante irréalité poétique de ses comédies, mais reconnaissons que ce seigneur du rêve éveillé n’est point tout à fait un maître du rire. Au lieu que Ben Jonson…
Dans la novation du Festival d’Anjou, Bernard Haller tenait le rôle-titre avec autant de maîtrise que les grands Volpones d’antan (Charles Dullin, pour ne citer que lui) et de naguère : le regretté Guy Tréjean à la Porte Saint-Martin au début des années quatre-vingt-dix, d’ailleurs déjà avec un Mosca-Francis Perrin. Et nous nous trouvions un peu en famille, si l’on peut dire : l’avocat Voltore était joué par Philippe Rondest, le propre neveu de Jacques Charron, qui fut aussi, peu de temps avant sa mort, Volpone au Français.
Au lieu de l’invraisemblable vamp à fume-cigarette inventée par la Comédie de Paris – à metteur en scène imaginatif, rien d’impossible – la jeune Eva Di Battista, la grâce et la fraîcheur incarnée, nous donnait une Celia si exquise qu’elle eût fait damner un ange. C’est dire les pâmoisons de cet arsouille de Volpone devant elle.
Toujours en veine de bonnes idées, Francis Perrin metteur en scène avait eu celle de laisser les acteurs sur le plateau, même quand ils ne jouaient pas. Ils allaient alors s’asseoir en rang, de part et d’autre de la scène. Cela ajoutait au charme du spectacle et, de plus, la ravissante Eva Di Battista demeurait ainsi à portée de vue.
J’espère pour vous que ce Volpone sera encore joué, en tournée ou à Paris. Ne manquez pas alors d’y aller. Même si vous croyez connaître déjà la pièce, vous ne perdrez pas votre temps, je vous le jure par Thalie.