WAGNER : LA TÉTRALOGIE SANS PAROLES
Beaucoup se demandent comment aborder les quinze heures de la Tétralogie de Wagner, sa cinquantaine de personnages importants, sa centaine de thèmes musicaux, et par où commencer. Lorin Maazel propose une solution. Bien sûr les puristes crieront au blasphème, et n’auront pas tout à fait tort. Mais avant de crier avec les loups, examinons ce que propose Maazel, et ayons l’honnêteté de reconnaître que l’exceptionnelle qualité de réalisation de cet enregistrement doit permettre d’en faire un disque de référence autant pour le novice que pour le spécialiste.
Ring Ohne Worte, la Tétralogie sans paroles, de quoi s’agit-il ? Ce n’est pas une succession de morceaux purement orchestraux tirés des quatre opéras de Wagner ; il s’agit d’une composition, quasiment un collage, reprenant la chronologie des événements des quatre opéras qui se déroulent sur trois générations. Maazel n’a pas seulement juxtaposé ni retranscrit les morceaux, il a réécrit parfois, notamment les transitions, mais toujours en gardant la couleur orchestrale, voire l’orchestration, originale. Évidemment, pour cet ensemble d’opéras qui est emblématique du théâtre en musique qu’avait voulu, rêvé, Wagner, représenter son histoire sans chants est paradoxale. Mais si nous considérons ce que nous voyons et entendons comme un immense (plus d’une heure) poème symphonique, quelle richesse, et quelle performance !
On le sait, dès ses premiers opéras de maturité, Wagner a ponctué ses oeuvres de thèmes récurrents, les leitmotivs, qui rappellent les personnages, les objets importants, les sentiments (« un bottin musical » disait Debussy, moqueur, et à tort). Les quatre opéras de la Tétralogie, L’Or du Rhin, La Walkyrie, Siegfried et Le Crépuscule des dieux, partagent leurs thèmes qui souvent découlent les uns des autres dans un véritable enchevêtrement qui est un vrai et formidable jeu de piste, dont même les spécialistes découvrent des liens à chaque écoute. Dans la version sans paroles, telle que réalisée par Maazel, l’enchevêtrement de ces leitmotivs, d’habitude « subliminal », est ici à la lumière, leur suivi est plus facile, plus direct aussi. Bien entendu le morceau fondateur des leitmotivs de la Tétralogie, le prélude de L’Or du Rhin, est ici repris intégralement, au début.
On y entend se succéder, car découlant les uns des autres par changement de rythme ou transposition, les thèmes de la Nature et du Rhin sous leurs différentes formes, qui seront les bases d’une bonne partie des autres thèmes. Mais ce que l’on entend d’habitude sourdre depuis la fosse d’orchestre est ici sur l’estrade, et tout le jeu harmonique de Wagner, la succession des instruments jouant ces thèmes tour à tour est infiniment plus lisible.
Bien entendu, Le Crépuscule des dieux se taille la part du lion de la nouvelle œuvre : c’est l’opéra où les morceaux purement orchestraux sont les plus nombreux, avec notamment une Marche funèbre pour le héros, ici quasi intégrale, rutilante et très impressionnante. Les puristes pourront regretter l’absence de quelques moments clés de la Tétralogie, tels le combat de Sigmund et Hunding, les airs de la forge et du printemps, la malédiction de l’anneau par Alberich. Mais au total tout ce que l’on entend est de Wagner, en un flot continu de plus d’une heure que le compositeur n’aurait pas renié.
Plusieurs fois sollicité pour cette réalisation, Lorin Maazel a finalement cédé, et l’ouvrage qu’il dirige à quatre-vingts ans passés est une grande réussite qui pourra à la fois créer un nouveau public pour la Tétralogie et ravir les amateurs de performance orchestrale.