Walter Gieseking, une légende
Walter Gieseking : Je pense que la conception d’ensemble de notre époque est trop lourde, trop forte, trop flagrante. Je préfère user de moins de puissance et de plus de délicatesse, et aller vers un raffinement éthéré du son.
Rares sont les très grands pianistes du passé qui ont laissé une trace durable : Vladimir Horowitz, Wilhem Kempff, Arthur Rubinstein, Samson François, Edwin Fischer, Artur Schnabel, Yves Nat, Clara Haskil, Sviatoslav Richter… Il aura fallu attendre soixante-sept ans après sa disparition en 1956 pour redécouvrir Walter Gieseking, grâce à l’édition par Warner de l’intégrale des enregistrements qu’il a réalisés pour Columbia et EMI.
Un maître de la subtilité
Il est évidement plus facile pour un pianiste de se distinguer par la virtuosité et la puissance que par la légèreté et l’élégance : on risque d’être superficiel et en définitive insignifiant, sauf à être exceptionnellement doué et à disposer d’un toucher d’une extrême finesse et d’une palette infinie de couleurs. On peut alors révéler des intentions du compositeur que les interprétations classiques noyaient littéralement.
Deux exemples. La première des Romances sans paroles de Mendelssohn (op. 19 en mi majeur) est jouée par Walter Gieseking sur un tempo deux fois plus lent que ce que l’on entend d’habitude, en effleurant les touches, avec des nuances de toucher quasi impalpables ; et ce qui n’était, en apparence, qu’une chanson devient un petit chef‑d’œuvre que l’on ne peut écouter les yeux secs. Deuxième exemple : le 24e Concerto de Mozart (en ut mineur, avec le Philharmonia dirigé par Karajan) dont on découvre que derrière une apparente insouciance se cache une profonde mélancolie (ah ! cette coda du dernier mouvement !). Nous avons ‑comparé l’interprétation Gieseking à ‑plusieurs versions de pianistes mozartiens indiscutables : cette magie n’appartient qu’à lui.
Trois intégrales et plus encore
Ces qualités exceptionnelles de coloriste raffiné devaient s’épanouir naturellement dans Debussy, Ravel et, ce qui n’était pas évident, Mozart. Et ce sont d’abord trois intégrales que présente le coffret Warner. L’intégrale de l’œuvre pour piano de Debussy par Walter Gieseking a servi de modèle à bien des pianistes. Écoutez Children’s Corner, les Estampes, Images, et même les Études, si difficiles techniquement que travailler les couleurs y est un défi : on n’a pas fait mieux depuis lors (une seule réserve : La plus que lente, jouée comme… une valse viennoise). À signaler : la Fantaisie pour piano et orchestre, rarement enregistrée.
L’intégrale de la musique de Ravel pour piano seul est lumineuse, solaire. Celle de Mozart est une véritable révélation. Elle comprend les Sonates, les Menuets, les Fantaisies, les diverses Variations (sur des airs de l’époque), cinq Concertos (9, 20, 23, 24, 25), une vingtaine de pièces séparées et inconnues pour la ‑plupart ; et aussi une vingtaine d’Arias, chantées par Elisabeth Schwarzkopf : un délice. Il y a ‑également une intégrale inachevée des Sonates de Beethoven, dont l’enregistrement fut interrompu en 1956 par la mort de Walter Gieseking, ainsi que les Concertos 1, 4 et 5. Il y a aussi des pièces de Brahms, Chopin, Grieg, Liszt, ‑Mendelssohn, Roussel, Schubert, Schumann, Scriabine… Bref, une mine de découvertes. Les premiers enregistrements initialement destinés aux 78 tours sont de qualité acceptable. L’essentiel des enregistrements du coffret (dont les trois intégrales), destinés au microsillon, est d’excellente qualité.
En définitive, avec Walter Gieseking aura fleuri une autre manière de jouer du piano, légère, distanciée, supérieure, presque aristocratique. En réalité une conception très particulière et novatrice de la musique : suggérer plutôt qu’affirmer et permettre à l’auditeur, dont l’imagination est ainsi libérée, de construire librement son propre univers musical.
Proust aurait aimé.
48 CD WARNER