X bis : Un juif à l’École polytechnique Mémoires 1939–1945
Le 10 mai 1940, à Bordeaux, un jeune taupin sortait d’une composition de maths, quand il apprit par les journaux que cette même journée était entrée dans l’histoire : par les Ardennes, pourtant réputées imprenables, les troupes allemandes venaient d’attaquer l’armée française. La suite est connue… Quant au jeune taupin, il ne fut qu’admissible à l’X cette année.
Il se rattrapa l’année suivante, et brillamment : en juin 1941, il fut en effet reçu 26e au concours d’entrée à l’École polytechnique. Dans l’euphorie du succès, il ne fit guère attention au fait que la mention de son rang était suivie de trois petites lettres, qui allaient avoir de grandes conséquences : 26e certes, mais 26e bis – car le jeune homme, du nom de Bernard Lévi, relevait du statut des juifs édicté le 3 octobre 1940 par le gouvernement du maréchal Pétain. Français peut-être, fils, petit-fils et arrière-petit- fils de personnalités ayant servi le pays ; mais juif, et donc, pour reprendre le mot d’Aragon, “ Français étranger en France ”.
La loi, c’est la loi, et il n’était pas question, pour une institution de formation des élites aussi pleinement insérée dans la France nouvelle que l’École polytechnique, de ne pas l’appliquer à la lettre. Ses ministres de tutelle, les ingénieurs des Mines Jean Berthelot et Jean Bichelonne, y veillèrent, mais aussi les autorités de direction de l’École. Ne vit-on pas ainsi, en avril 1942, le général placé à la tête de l’X prendre l’initiative d’écrire à ses autorités de tutelle qu’un élève, certes “ très travailleur ” et doué en mathématiques au point de se hisser en un semestre du 43e au 4e rang – l’une et l’autre place toujours assortie de la fameuse mention “ bis ” –, mais d’un “ type sémite caractérisé au physique comme sans doute au moral ”, ne saurait bénéficier d’une dérogation au statut des juifs ? Il n’est pas certain qu’une telle dérogation aurait suffi à protéger Claude Lévy, X 1941 ; le fait est que, déporté, ce dernier périt à Buchenwald.
Mais cette histoire tragique est aussi – et c’est l’un des paradoxes de la période – une histoire heureuse, car c’est l’histoire d’une jeunesse, dans un milieu de jeunes gens qui restèrent pour la plupart imperméables à l’antisémitisme. Le livre de Bernard Lévi est aussi une chronique de ce que fut, dans la France des privations et des ambivalences d’alors, la vie d’un élève de l’École polytechnique.
Le public y trouvera, jusque dans ses rites et son vocabulaire, ce qui fit et ce qui fait la grande tradition de l’X, à toutes les époques.
Cette fidélité à la tradition fait à la fois la grandeur et, peut-être, les limites, de l’institution, même si, en son sein, certains voulurent, surent et purent faire ces choix qui différenciaient de l’engagement résistant l’attentisme germanophobe de la quasi-totalité des Français. Cet engagement se mesure au niveau de risque pris, sans que l’on en fût toujours conscient – mais l’ennemi, le danger, la délation étaient là pour le rappeler : le martyrologe de l’École en porte les traces. Dans son livre, Bernard Lévi évoque avec une émotion certes retenue, mais qui n’en est que plus forte, ceux qui ne sont plus, ceux qui donnèrent leur vie et ceux, celles, auxquels elle fut prise – avec toujours cette lancinante question : pourquoi eux, et pourquoi pas moi ? Question qui fait qu’il y aura toujours question, et question qui fait que ce beau livre, si fort, si poignant, doit être lu et médité.