Y‑a-t-il une préhistoire des pays ?
L’archéologie moderne dispose de données relativement continues sur l’ensemble des quatre derniers millénaires. L’empreinte de l’activité humaine sur l’environnement naturel devient réellement importante à partir des alentours du milieu du IIe Millénaire avant notre ère. Malgré l’extraordinaire développement péri-urbain de la fin du XIXe et surtout du XXe siècle, nous sommes toujours dans un système d’occupation post-romain, qui s’est progressivement mis en place au cours du haut Moyen-âge, globalement entre les VIe-XIe siècles. Il devient possible, désormais, d’étudier l’impact de ces dynamiques » éco-humaines » sur l’histoire des territoires et des environnements.
Apparue au XIXe siècle, l’archéologie est l’une des dernières disciplines qui explore la matérialité du monde physique à s’être constituée. Il existait bien déjà des archéologues à l’époque romaine et une archéologie au temps des Grecs – Archaiologia : le mot signifie autant étude des temps anciens, que discours sur les origines – mais ce n’est qu’à partir, globalement, des années 1850–1860 que furent massivement révélés les vestiges des temps reculés et jusqu’alors inconnus des origines de l’humanité. Schliemann exhumait Troie et Mycènes, tandis qu’on découvrait dans les cavernes de Dordogne l’existence d’un outillage en pierre et d’un art figuratif créés par des hommes ignorant l’usage des métaux. Dans la Marne, les fouilles faisaient apparaître la civilisation des Gaulois, dont on n’avait auparavant aucune idée ; à Alise-Sainte-Reine (Côte-d’Or), ce sont les recherches ordonnées par Napoléon III qui ressuscitaient l’ancienne Alesia de la Guerre des Gaules, prise dans un double noeud de fossés creusés par les légions de César sur un périmètre de quarante kilomètres.
Repères
Nous appelons Préhistoire la mémoire des origines remontant du » sombre abîme du temps » de Buffon, ce passé physiquement présent à l’état de traces et de vestiges mais ayant perdu pour nous toute signification au point de nous apparaître presque invisible.
Un inconscient du temps
Ce surgissement de la mémoire enfouie du passé avait frappé l’imagination d’un Sigmund Freud, qui y avait vu à juste titre la manifestation de l’existence d’un inconscient du temps. Ce n’était pas tant, en effet, la figure matérielle du passé originel de l’humanité que la toute nouvelle discipline archéologique révélait alors, mais, plus fondamentalement, la preuve évidente qu’un immense passé oublié dominait de sa masse obscure la très courte période immédiatement documentée par l’histoire.
Alésia, ressuscitée par Napoléon III.
Des hordes primitives dans un désert, un cliché erroné
Une image consolatrice
Dans le contexte idéologique du début du XXe siècle, marqué par le traumatisme collectif de la perte de l’Alsace-Lorraine, cette image consolatrice des origines rurales de la civilisation française portait également un discours politique justifiant la guerre totale contre l’Allemagne. Sous l’appel à la défense patriotique du pays ancestral, pointait néanmoins également une rhétorique réactionnaire, qui trouvait dans l’idéal du » retour à la terre » le moyen d’exprimer sa défiance vis-à-vis de l’étranger et du changement. La catastrophe du nazisme, qui avait instrumentalisé l’archéologie pour fournir une légitimité scientifique à sa politique de germanisation de l’Europe, nous a appris à nous méfier des supposées identités ethniques ancestrales.
L’archéologie est d’abord passée par une longue phase d’accumulation et de construction des données. Pendant longtemps, l’image que l’on se faisait de l’occupation du sol avant les périodes historiques était celle d’un désert. Les historiens n’envisageaient pas que la population du territoire actuel de la France ait pu dépasser à peine quelques millions d’habitants à l’aube de la conquête romaine.
Depuis l’enfance, nous avons tous conservé ce cliché indécis, gravé en noir et blanc, de hordes primitives dispersées dans un pays vide, vivant dans de sombres cabanes en bois regroupées à l’orée des bois, ou agglutinées au dessus des eaux d’un lac, à l’abri d’une palissade de troncs d’arbres… Jusqu’au renouvellement de la discipline archéologique des années 1980, c’est également l’image d’une grande stabilité des terroirs qui semblait s’imposer comme une évidence : on trouvait l’emplacement des villae romaines dans les champs cultivés, auprès des villages actuels édifiés au Moyen-âge, et, un peu plus loin, ceux des tertres funéraires pré-romains ou des fortifications préhistoriques, retirés sur les hauteurs.
Le potentiel archéologique français se chiffre à plusieurs millions de sites
Les limites des diocèses médiévaux pouvaient être superposées à celles des civitates de l’époque romaine, qui reprenaient le tracé des frontières des peuples gaulois. Les multiples pagi qu’avait trouvé César dans toute la Gaule étaient restés les mêmes depuis 2000 ans : c’étaient les innombrables pays de France, à peine plus grands qu’un canton, dans lesquels les hommes, qui n’étaient pas encore complètement rentrés dans l’âge industriel, continuaient à se reconnaître. On pouvait les croire établis là depuis des centaines de générations, se transmettant leur identité ancestrale par l’intermédiaire du pays où ils naissaient et mourraient, et auquel, à force de labeur, ils finissaient par ressembler. La France apparaissait comme une civilisation née de la terre ; plus encore, la disposition des parties de son territoire en faisait une personne, ainsi que le soulignait l’historien de la Gaule Camille Jullian dans ses cours du Collège de France.
De l’aménagement à la connaissance
Depuis une vingtaine d’années, les données de l’archéologie se sont trouvées d’autre part complètement renouvelées par l’essor des reconnaissances entreprises préalablement aux travaux d’aménagement et de construction, qui se sont systématisées dans le courant des années 1990. Grâce à la multiplication des travaux linéaires (autoroutes, lignes TGV), on dispose maintenant d’évaluations de la concentration réelle des sites archéologiques conservés dans le sol de la France. Dans les zones d’attraction de l’occupation humaine que constituent traditionnellement les vallées, celle-ci atteint, en moyenne, un site pour 5 hectares ; l’ensemble du potentiel archéologique du territoire métropolitain se chiffrant à l’échelle de plusieurs millions de sites.
Nous sommes toujours dans un système d’occupation postromain
Les sites d’époque historique (c’est-à-dire de l’époque romaine à l’époque médiévale) sont évidemment parmi les plus nombreux – car il sont globalement les moins affectés par l’érosion – ; en revanche, les sites conservés à l’état de vestiges en sous-sol appartiennent dans leur très grande majorité à des occupations d’époque protohistorique, datant des deux derniers millénaires avant notre ère. On est donc très loin ici de l’image de la » lande primitive pré-romaine » ; ce que confirment par ailleurs les études paléo-environnementales, qui soulignent partout la mise en place précoce de paysages ouverts, déjà largement établis dès le milieu du IIe millénaire avant notre ère.
Un phénomène d’érosion
L’évolution de l’occupation du sol apparaît d’autre part beaucoup plus heurtée qu’on ne l’imaginait encore au début du XXe siècle. Selon les régions, on possède désormais de données relativement continues sur l’ensemble des quatre derniers millénaires. Dans l’ensemble, l’empreinte de l’activité humaine sur l’environnement naturel ne se marque réellement qu’à partir des alentours du milieu du IIe millénaire avant notre ère, dans la mesure où elle produit des modifications irréversibles des milieux. C’est à ce moment qu’apparaîssent des processus de dégradation de sols, qui entraînent des phénomènes d’érosion, parfois massives. La déforestation et la surexploitation agricole sont très vraisemblablement à l’origine de ces premières crises environnementales, qui atteignent leur développement maximal à l’époque de l’âge du Fer, aux environs du milieu du Ier millénaire avant notre ère. A ce moment, des phénomènes de surexploitation des ressources – comme en particulier le bois, utilisé comme combustible – sont clairement en cause, comme le montrent en particulier les études paléo-environnementales menées sur l’impact de l’exploitation » proto-industrielle » des sources salées de la vallée de la Seille (Moselle). D’autres crises environnementales, s’accompagnant de phénomènes de dégradation des sols, se reproduisent par la suite, notamment à l’époque romaine, au cours du haut Moyen-âge et surtout à la fin de l’époque moderne.
Une suite de cycles
Dans la vallée de la Seille, une crise environnementale à l’âge du fer.
Plus qu’une succession de populations, ou de civilisations, l’archéologie restitue donc une suite de cycles ponctués de ruptures ou de crises, au sein desquels les dynamiques socio-économiques et les dynamiques écologiques fonctionnent de manière étroitement interdépendante. Les phases de sur-concentration du pouvoir, qui produisent périodiquement leur lot de richesses fastueuses et de tombes monumentales, signalent le plus souvent davantage des tentatives de réponse à la raréfaction de ressources essentielles aux fonctionnement des sociétés que de réelles périodes d’épanouissement de la civilisation.
Néanmoins, malgré ces ruptures, la résilience des systèmes d’occupation du sol tend à se renforcer à l’échelle de la très longue durée historique, à mesure que s’accroît la complexité de l’activité des sociétés qui les produisent. Pendant très longtemps, après le passage à la sédentarisation du Néolithique, cette résilience des modes d’occupation du sol ne dépasse guère un à deux siècles. Elle devient largement pluri-séculaire à partir de l’âge du Fer, pour atteindre couramment cinq à six siècles à l’époque romaine. Malgré l’extraordinaire développement péri-urbain de la fin du XIXe et surtout du XXe siècle, nous sommes toujours dans un système d’occupation post-romain, qui s’est progressivement mis en place au cours du haut Moyen-âge, globalement entre les VIe-XIe siècles.
Une continuité des contraintes
Les modes d’exploitation du milieu montrent de très fortes permanences, qui témoignent de la continuité de contraintes environnementales difficilement dépassables : jusqu’à la généralisation du système villageois, le système des fermes, ou des domaines ruraux, qui se met en place à l’âge du Bronze, est largement prédominant. A l’échelle d’une durée bi-millénaire, on voit ainsi ces établissements ruraux se déplacer à l’intérieur des mêmes terroirs, avant de se fixer dans les villae de la période romaine. L’archéologie est donc confrontée à un palimpseste de vestiges d’occupation laissé par une succession de systèmes d’exploitation du milieu. Jusqu’à l’âge du Bronze, les traces de l’impact de l’occupation humaine sur le paysage restent ténues et, en tout cas, dispersées. En revanche, les trois à quatre derniers millénaires fournissent une documentation abondante, à partir de laquelle il devient possible, désormais, d’étudier l’impact de ces dynamiques » éco-humaines » sur l’histoire des territoires et des environnements.
Ce nouveau domaine qui s’ouvre à nous nous entraîne cependant loin des rivages familiers des évolutions unilinéaires ; c’est-à-dire d’une Histoire qui racontait des histoires. Devant nous, le temps historique conventionnel se désagrège, entraînant avec lui sa suite d’époques construites comme autant d’images fixes. La béance du vide est désormais partout évidente entre les données ; leur diversité fondamentalement irréductible. Nous ne savons pas encore comment penser cela, et pourtant, dans ce temps intermittent et éclaté, des évolutions nouvelles nous apparaissent, prenant manifestement forme à différentes échelles de l’espace et des durées. On pourrait dire qu’elles se constituent en quelque sorte par percolation d’une catégorie d’échelles à une autre, et que leur répétition, reprenant souvent les mêmes chemins, finit par dessiner des réseaux. Il faudrait pouvoir se représenter le temps historique comme enchevêtrement de moments, comme mémoire, et l’espace comme imbrication de lieux, comme paysage, et de l’un et l’autre, n’en faire plus qu’un.