Yves Martin (55) Précurseur du développement durable
Yves Martin était habité d’un désir viscéral de mieux connaître la Terre qui lui venait de loin : » Je suis né pêcheur de truites avec un goût très vif pour la nature » disait-il.
Saisir la complexité de la Terre c’était bien, mais trop peu si l’action ne suivait pas. Il eut à cœur de définir et de promouvoir auprès des décideurs politiques les meilleurs cadres d’actions possibles pour l’État et les agents économiques. Il disposait à cette fin d’armes solides : une rigueur intellectuelle impressionnante, la clarté de son esprit et de l’écriture.
Bien difficile d’échapper à l’exposé, toujours précis des données et des faits, comme à ses raisonnements. Des notes ou rapports, écrits pour durer, jalonneront sa carrière. Yves n’élevait jamais le ton, seules, la force des faits, du raisonnement et la clarté du discours développé méthodiquement devaient emporter l’adhésion, maintenant ou plus tard. Séduit, comme bien d’autres, à l’École des mines par la pensée de Maurice Allais, il recherchera en priorité les instruments économiques les plus efficaces et les plus équitables pour soutenir l’action publique.
Politique de l’eau
Un espace à défricher répondant parfaitement à ses aspirations s’ouvre rapidement devant lui. Jeune ingénieur, affecté au sous-arrondissement de Chalon-sur-Saône, il participe activement à la définition de la politique de l’eau dans l’équipe (Saglio, Lévy-Lambert, Leveau) qui entoure Ivan Chéret à la DATAR avec le soutien décisif de la direction des Mines du ministère de l’Industrie.
Je suis né pêcheur de truites avec un goût très vif pour la nature
La loi sur l’eau est adoptée en 1964. Elle prévoit la création des agences de l’eau conçues, selon ses souhaits, comme des outils de régulation économiques de la gestion de l’eau.
En 1966, Yves devient le premier patron de la toute nouvelle Agence de l’eau Artois-Picardie, qu’il faut bâtir à partir de rien. Il y met au point et fait adopter un système de redevances entièrement fondé sur l’économie de fonctionnement du bassin hydrologique.
Il quittera l’Agence en 1971 pour devenir l’adjoint du directeur général de la Protection de la nature et de l’environnement dans le tout nouveau ministère de l’Environnement confié à Robert Poujade par Georges Pompidou. Il y contribuera en tant que » Monsieur Silence » à établir les bases de la lutte contre le bruit.
Compétitivité
Gaïa
Yves Martin percevait la Terre comme un immense être vivant, complexe, accueillant pour l’homme, mais dont les équilibres pouvaient être perturbés par les activités humaines : l’exploitation des ressources non renouvelables, les pollutions, les risques pour le climat entraînés par l’évolution de l’effet de serre. Il se sentira très proche des analyses développées plus tard sur notre Terre : Gaïa, par le scientifique britannique James Lovelock.
En 1973, il rejoint la direction de la Technologie, de l’Environnement industriel et des Mines, née des cendres de la direction des Mines. Deux préoccupations l’y retiennent principalement : accroître l’innovation dans les entreprises, mais surtout, après le premier choc pétrolier qui triple le prix du baril de pétrole, l’actualisation de la politique énergétique.
Dans l’industrie nucléaire civile, il agit pour accroître les moyens du Service de contrôle des installations nucléaires créé en 1972, et son autorité et son indépendance par rapport aux grands opérateurs que sont le CEA et l’EDF.
Dès cette époque il perçoit vivement le grand intérêt d’une coopération internationale pour construire une culture commune de sûreté, exigeante et rigoureuse.
Agir sur le terrain
Nos sociétés sont si complexes que l’on ne peut pas changer une situation mais seulement agir sur la dérivée
En 1978, il a l’opportunité de prendre la direction de l’ANVAR, mais il choisit, d’une façon très caractéristique de sa personnalité, d’aller sur le terrain à la direction de la Recherche, de l’Industrie et de l’Environnement Rhône-Alpes. Deux pôles d’intérêt majeur sont présents : » Le contrôle d’une large part du nucléaire, des grands barrages et de la chimie française ; la promotion des PMI [en facilitant] leur accès aux connaissances scientifiques et techniques nécessaires à leur compétitivité. »
Son expérience à la DRIRE l’instruit de façon précieuse sur la façon de concilier développement économique et protection de l’environnement. Elle le conforte dans sa démarche associant d’une part la connaissance précise de la réalité d’autre part la recherche, avec des experts d’autres disciplines, d’une vision partagée de l’évolution sur le long terme des composantes techniques et économiques des grands sujets à traiter :
» En réalité, nos sociétés sont si complexes que l’on ne peut pas changer une situation mais seulement agir sur la dérivée, voire la dérivée seconde. Pour cela, il faut essayer de connaître les mécanismes internes de ce sur quoi on veut agir, puis décentraliser au maximum l’initiative. Il faut donc préférer les instruments économiques (incitatifs ou dissuasifs) aux règlements. »
Effet de serre
Yves Martin est chargé en 1989 d’animer la Mission interministérielle sur l’effet de serre qui doit dégager les enjeux et les lignes de force d’une politique française en vue des futures négociations internationales : Rio en 1992, Kyoto en 1996.
Ses capacités scientifiques et techniques sont mises à rude épreuve pour apporter de la clarté sur une question aussi complexe et dégager les raisons d’agir, sans attendre d’avoir les réponses à toutes les incertitudes.
C’est pour lui l’occasion d’approfondir des questions qui lui tiennent à cœur : rôle de la forêt, des pratiques agricoles, de la politique des transports et d’une fiscalité sur l’énergie. Cette dernière lui semble indispensable pour susciter un effort décentralisé efficace et non ruineux de réduction des émissions de gaz carbonique.
L’énorme travail réalisé lui donne une place unique de sage et de conseiller des ministres dans ces négociations internationales. C’est donc naturellement que Michel Rocard, chargé par le président de la République d’un rapport sur l’instauration d’une telle taxe, sollicitera sa collaboration.
Témoignages
Les jeunes ingénieurs des Mines qui étaient à ses côtés (Térésina Martinet, Gilles Taldu, Luc Oursel) évoquent son engagement sur le terrrain : « J’ai trouvé en Yves Martin un patron exigeant humainement et professionnellement, un camarade et un exemple, soucieux de perfectionner mon apprentissage de la » chose publique « . Les priorités ne pouvaient porter que sur les questions importantes puisque les dossiers urgents on était bien obligé de les régler et c’était déjà du passé. Il considérait son statut de fonctionnaire comme une chance, qui lui conférait une grande liberté au service de son pays.
Il était visionnaire, tenace et courageux pour défendre ses convictions en particulier cette conviction que l’État régalien peut et doit infléchir certaines tendances naturelles du marché.
Il restera pour nous un grand serviteur de l’État travaillant sans compromis ni compromission, pour la défense de l’intérêt général, pour le développement économique, pour la protection de l’environnement. »
Moine-soldat
« Monsieur Silence » est entré dans le grand silence. Son exigeante rectitude morale, sa rigueur et son courage intellectuels, son dévouement exceptionnel au service de l’intérêt général, mais aussi son humaine simplicité, son horreur du clinquant et son amour de la nature donnent de lui l’image exemplaire de l’ingénieur des Mines telle que la voulurent les fondateurs du Corps.
« Moine-soldat » aimait à dire le regretté Raymond Fischesser. Pour Yves Martin, il disait juste.